Plus d’un an après sa création controversée, quelle appréciation porter sur l’action du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) ? Entre représentation des Français de confession musulmane et luttes d’influence entre organisations musulmanes, et en pleine crispation autour du voile islamique, quelle place pour une « parole de régulation », crédible et audible ? Hakim El Ghissassi, journaliste spécialiste du monde musulman et directeur du site Internet www.sezame.info, répond ici longuement aux questions de l’Observatoire du communautarisme.

Hakim El Ghissassi, fondateur du magazine La Medina, dirige aujourd’hui le site Internet www.sezame.info

Propos recueillis par Julien Landfried le 09/07/2004
L’entretien a été relu avant publication Lire l'entretien sur le site de l'Observatoire du communautarisme

[Observatoire du communautarisme :] Plus d'un an après sa création, quels étaient les objectifs initiaux du CFCM ? Ont-ils été atteints ?

[Hakim El Ghissassi :] Le CFCM a pour objectif, dans l’esprit des pouvoirs publics, d’être la structure qui regroupe les gestionnaires de lieux de culte musulman, et d’être à terme l’intermédiaire entre ces gestionnaires et l’Etat.
Plus d’un an après sa création, on peut estimer que le CFCM construit lentement sa crédibilité et apprend à être l’interlocuteur des pouvoirs publics et des élus. Il est trop tôt pour dire si l'objectif de long terme du CFCM – constituer la structure de représentation chargée du culte musulman- sera atteint.

[Que fait le CFCM concrètement ? De quels moyens financiers et opérationnels dispose-t-il (ressources financières, permanents, locaux) ? ]

Hakim El Ghissassi : Le CFCM se structure d’abord d’un point de vue juridique et institutionnel, ce qui prend un certain temps. Sa visibilité dans l’espace public est sur le point d’être acquise : on a enfin en France une organisation à laquelle se référer pour les questions touchant les lieux de culte musulman (1 000 mosquées sur 1 300 participent au CFCM).
Les moyens dont dispose le CFCM ? Un budget annuel d'environ 150 000 euros, répartis ainsi : les cotisations des délégués ayant participé au vote constitutif (environ 4 000 délégués, qui versent 30 euros chacun : 15 euros au CFCM et 15 euros au CRCM), celles des mosquées ayant adhéré (200 euros), celles des personnalités cooptées (200 euros par personne) enfin les sommes versées par les fédérations (Union des Organisations Islamiques de France, Fédération Nationale des Musulmans de France, Mosquée de Paris, etc. : 500 euros). Il n’y a pas de subvention directe de l’Etat. En revanche, certaines municipalités mettent à disposition des Conseils Régionaux du Culte Musulman (CRCM) des locaux avec une contrepartie symbolique.
Il est envisagé également de financer le CFCM par le marché de la viande halal, mais cela semble très prématuré car les trois grandes mosquées disposant du monopole de la certification halal (Evry, Lyon, Paris) ne sont pas disposées à le perdre.
Le CFCM dispose depuis sa création de locaux spacieux (environ 300 m2), mis à disposition gracieusement par la Mairie de Paris dans le 15è arrondissement au 270, rue Lecourbe. Le secrétariat du CFCM (1 permanent) y siège mais n’est utilisé qu’à usage interne. Les journalistes n’y sont pas reçus et aucun numéro de téléphone n’a été communiqué au public, ni référencé dans les pages jaunes. Le site Internet du CFCM, annoncé depuis plusieurs semaines, peine à voir le jour. Le CFCM pourrait pourtant être l’interface entre les organisations musulmanes et le public, les chercheurs, les médias, etc. Par défaut ce sont l’UOIF, la Moquée de Paris et les CRCM qui occupent l’espace médiatique et politique.
Actuellement les grandes fédérations font leurs communiqués de presse individuellement comme si le CFCM n’existait pas ! C’est incompréhensible ! A quoi sert le CFCM sinon à structurer la parole des lieux de culte musulmans ? Chacun donnant son point de vue, cela donne une image de cacophonie des organisations musulmanes…

[Le CFCM ne souffre-t-il pas du dynamisme de l'UOIF et de sa force d'attraction vis-à-vis des médias et des élus ?]

Hakim El Ghissassi : L’UOIF est aujourd’hui la structure disposant des plus grands moyens financiers, humains et militants, et c'est elle qui sait le mieux communiquer avec les médias. Depuis sa création en 1983, son projet est très clair : il s’agit de représenter tous les musulmans de France. Aujourd’hui son hypertrophie est évidente par rapport aux autres organisations. Celles-ci, si elles veulent faire face au dynamisme de l’UOIF, doivent se restructurer et améliorer leur mobilisation sur le terrain. Peut-être se créera-t-il d’ailleurs un jour une « confédération » regroupant les lieux de culte indépendants ne se reconnaissant dans aucune des grandes fédérations… ? L’UOIF a en tout cas parfaitement compris qu’il était plus facile de mobiliser des musulmans autour de la question du voile, que sur les questions plus complexes et moins affectives de la formation des imams, de la réflexion sur le lien entre la religion et la laïcité, etc. Sa vision est conquérante : à Marseille l’UOIF n’a pas hésité à développer un centre culturel à 500m du projet de Mosquée Al Islah et à 200m du site promis par le maire de Marseille pour un centre musulman.

[Quelle cartographie peut-on dessiner concernant les CRCM ? ]

Hakim El Ghissassi : On peut distinguer les lieux de culte se référant à un « islam traditionnel » (Mosquée de Paris, quelques associations représentées par la FNMF) ; ceux se référant à un « islam sub-saharien» (foyers de travailleurs) ; enfin ceux se référant à un « islam militant » (UOIF et quelques associations de la FNMF). Selon leur sensibilité, les mosquées vont adhérer à telle ou telle tendance. La façon dont les éléctions ont été faites oblige les lieux de culte à faire des alliance pour avoir de la visibilité.
De plus en plus, les musulmans veulent couper le lien avec leur pays d’origine. Leur connaissance de la laïcité s’accroît.
A l’autre bout, on assiste à la constitution d’une « intelligentsia » musulmane, à l’extérieur du champ religieux, composée d’universitaires, de chercheurs, d’intellectuels, qui contribueront à la « banalisation » de l’Islam en France.


[Sur la question de la formation des Imams, le gouvernement a donné le sentiment de ne pas faire confiance au CFCM ? Comment interprétez-vous cela ? ]

Hakim El Ghissassi : Je ne dirais pas exactement cela. En vérité, les grandes fédérations, en particulier l’UOIF et la Mosquée de Paris, disposent chacune d’un institut de formation des Imams, et, jalousement, ne veulent pas voir cette fonction essentielle leur échapper. Mais ce qui manque réellement, c’est une claire volonté des pouvoirs publics de faire avancer ce dossier.
En ce qui concerne la formation des cadres religieux (les imams, mais aussi les gestionnaires de lieux de culte musulman qu’on oublie trop souvent) aux lois entourant l’exercice du culte (en particulier la loi de 1905), elle pourrait très bien être réalisée dans le cadre de l’Etat, avec le soutien du Fasild (fonds d’aide et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations) par exemple, sans remettre en cause la neutralité de l’Etat.
Ensuite la pensée musulmane est déjà enseignée dans de nombreuses universités : pourquoi ne pas poursuivre ce qui marche déjà ?
Enfin la formation de terrain concernant l’animation d’un lieu de culte pourrait être réalisée de manière bien plus souple, au plus près des besoins des croyants, par les organisations existantes.

Outre le fait que les institutions musulmanes veulent garder la main sur ces formations car elles sont sources de financement, l’Université est aussi décriée par certains prédicateurs, car constituée d’une majorité de « non-croyants »…
La nouvelle vision des imams doit dépasser celle de simples lecteurs du Coran, pour laisser la place à des responsables cultivés, francophones et maîtrisant la culture musulmane.

[Comment le CFCM perçoit-il les attentes de la société française vis-à-vis des Français de confession musulmane ? N'a-t-il pas manqué de sens politique en prenant parti sur la loi concernant le port des signes religieux à l'école ? ]

Hakim El Ghissassi : Le rôle du CFCM devrait être principalement un rôle de régulation. Il n’a de toute façon aucune capacité juridique à défendre les jeunes filles voilées puisqu’il n’a pas 5 années d’existence derrière lui. Les dossiers prioritaires auxquels il devrait s’atteler sont ceux de la formation religieuse, de la mise en place d’aumôniers musulmans dans les prisons et surtout de l’amélioration de l’image de l’Islam et du monde musulman en France.
La loi sur le port des signes religieux a été votée ; elle doit être respectée. Le CFCM devrait porter une parole d’apaisement et dire aux jeunes filles refusant d’ôter leur voile que leur priorité doit être de poursuivre leurs études dans de bonnes conditions, pour leur avenir.
Le choix d’un soutien démesuré des cas difficiles ne ferait que crisper davantage la société française et fera perdre un temps précieux aux jeunes filles impliquées. De toute façon, le CFCM ou les associations musulmanes ne peuvent aider les jeunes filles en rupture car ils ne sont pas en mesure d’organiser leur soutien scolaire à un bon niveau d’enseignement. Dire le contraire, c’est promettre une chose qu’ils ne pourront assurer.
La décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui a donné raison à l’Etat turc dans son refus du voile à l’Université devrait faire réflechir les associations musulmanes avant de croiser le fer et d’appeler à la résistance. Les associations musulmanes ont le devoir religieux de faire de la pédagogie envers les filles qui désirent coûte que coûte porter le foulard à l’école.

[Que pensez-vous de l’initiative de l’UOIF qui déclare soutenir les filles voilées dans sa « lettre aux musulmans de France » ? Et du texte de Thomas Abdallah Milcent (« Rentrée 2004, mode d’emploi ») ?]

Hakim El Ghissassi : Le texte de l’UOIF s’inscrit dans une volonté conquérante, alors que ce n’est pas à elle de parler au nom des musulmans de France. En crispant un peu plus la situation, l’UOIF demande aux jeunes filles et jeunes femmes de porter un poids considérable qui n’est absolument pas demandé aux garçons… L’UOIF a pourtant mieux à faire en participant activement aux chantiers prioritaires du CFCM définis plus haut.
Les déclarations de Thomas Milcent auront sans doute peu d’impact. S’il défend les filles voilées de manière radicale, sa présence au sein de la communauté musulmane demeure faible.
La sérénité de la rentrée scolaire dépendra beaucoup de sa médiatisation, qui risque d’entraîner une crispation. La loi, si elle est appliquée de manière sereine et sage, pourrait apaiser la situation.

[Comment se manifestent les ambitions et les intérêts personnels (y compris commerciaux) dans le cas du CFCM ? ]

Hakim El Ghissassi : Certains membres du CFCM sont là par intérêt personnel, pour les juteux marchés de la viande halal ou du pèlerinage. La recherche de crédibilité, de notabilité ou d’un intérêt politique peut également être présente. Cependant ce n’est pas le cas de tout le monde : il y a de nombreuses personnes qui veulent oeuvrer pour l’intérêt de l’islam et de la société, en dehors de toute démagogie et idéologie. Le fidèle qui fréquente sa mosquée est le grand absent des membres de CFCM. Pour autant, le CFCM commence à soigner son image : ainsi la commission halal a exclu Taif Abdelatif qui utilisait le « label CFCM » pour ses propres intérêts commerciaux.


[Le CFCM est-il tenté d'adopter un discours victimaire ou souhaite-t-il au contraire déconstruire les clichés sur les musulmans en France ? ]

Hakim El Ghissassi : Le discours du CFCM reste cantonné dans celui de la victimisation. Ainsi, après la profanation d’un carré musulman à Strasbourg le 13 juin 2004, le CFCM a publié un communiqué de presse dont l’axe principal était la lutte contre l’ « islamophobie », avec la création annoncée d’un « Observatoire national de l’islamophobie qui s’appuiera sur des cellules de veille au niveau des 25 Conseils Régionaux du Culte Musulman ». Aucun mot pour les familles meurtries, aucune parole de compassion. Le CFCM semble tomber dans le piège de la concurrence victimaire avec le CRIF (Conseil représentatif des Institutions Juives de France).

[Quel est l'attitude des élus vis-à-vis du CFCM ? Des médias ? ]

Hakim El Ghissassi : Les médias français, en dépit de certains dérapages, ont amélioré leur connaissance du monde musulman. Cependant ils restent parfois prisonniers d’un schéma enfermant les musulmans dans de pures questions religieuses, en dehors des questions économiques, sociales ou politiques qui structurent la société. Les « bonnes pratiques » sont peu valorisées : ainsi Chouaib Choukri, aumônier musulman en Alsace, vient-il d’être décoré par le Ministère de la Justice pour son action bénévole menée depuis près de 20 ans. Nombreux sont les cas tels que celui-ci de personnes discrètes, jamais médiatisées et ne le souhaitant pas de toute façon, qui effectuent un travail extraordinaire dans le silence et de manière complètement bénévole, après leur travail.
Les élus font un grand effort pour améliorer les pratiques locales du culte musulman, mais se heurtent encore à la question du financement des locaux. Des dispositifs souples existent pourtant comme celui du bail emphytéotique qu’a utilisé la mairie de Bobigny pour mettre à disposition des musulmans un local pour leur culte.

[A court-terme, comment peut évoluer le CFCM ? ]

Hakim El Ghissassi : Les tensions entre organisations demeurent fortes. La Mosquée de Paris menace de quitter le CFCM si ses statuts ne sont pas réformés, en raison de l’hégémonie de l’UOIF. Celle-ci entame d’ailleurs à la rentrée une réflexion sur sa « restructuration ». Les mosquées affiliées à la FNMF, qui projettent elles de créer une fondation des Habous qui recueillerait les dons pour construire des lieux de culte et subvenir au charges des lieux qui adhèrerons, se posent la question de la crédibilité et de la confiance dans les responsables actuels de la FNMF.

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Voir aussi la monographie du CFCM sur le site portail-religion.com

Voir aussi «Il y a une institutionnalisation des différents cultes», Hakim Ghissassi, chat sur liberation.fr, 19/05/2004


2004-07-09