Pourquoi la fin de la Guerre froide n’a pas eu pour effet l’avènement d’un nouvel ordre international ?
Bertrand Badie : Le système d’institutionnalisation des relations internationales est en échec et il n’y a pas eu de mise en place d’un nouvel ordre international pour trois raisons principales. Tout d’abord, il y a une dimension subjective qui fait que ceux qui ont la puissance continuent à miser sur la puissance, alors que cette puissance devient incapable de porter des résultats. Deuxièmement, on a crû naïvement à l’arithmétique bipolaire. On a pensé que l’un des éléments de cette bipolarité disparaissant, on allait se retrouver dans une situation d’unipolarité. Or, il n’en est rien. Un pôle est une force attractive mais seul, il ne fait plus sens. Le maintien d’une seule puissance n’a pas provoqué l’alignement escompté mais, au contraire, une autonomisation des acteurs. Enfin, nous sommes entrés dans un monde où ce sont les conflits périphériques qui structurent la vie internationale et où les forces non étatiques sont de plus en plus actives. Dans quelle mesure le conflit israélo-palestinien et celui d’Irak pèsent sur cette situation ?
Le Moyen-Orient est devenu le cratère du monde. Le centre de gravité des conflits s’est déplacé de l’Europe vers cette région. Les puissances ne sont plus sur les lieux mêmes des conflits et sont obligées de les gérer à distance. Le Moyen-Orient est un enjeu crucial à la fois parce qu’il est considéré comme le réservoir énergétique de la planète et parce que c’est un enchevêtrement de toutes les cultures. De plus, le conflit israélo-palestinien a généré d’autres conflits. Cette mécanique conflictuelle associe, à des titres divers, ceux qui se déroulent dans d’autres pays comme le Liban, l’Irak, l’Afghanistan, le Soudan ou la Tchétchénie.

Dans quel système international vivons-nous aujourd’hui ?
Nous vivons dans un système international qu’on ne connaît pas et qu’on ne comprend pas, d’où son instabilité. Ce système est d’autant plus mystérieux qu’il est très évolutif, à géométrie variable et qu’il succède à quarante-cinq années de stabilité assurées par la bipolarité Est-Ouest. Dans ce contexte, les stratégies d’autonomisation se multiplient car les Etats essayent de plus en plus de se distinguer des structures dominantes. On assiste à une fragmentation et à une décentralisation extrêmes où tout le monde, de l’individu à l’Etat, peut être acteur.

Quels sont les effets de cette autonomisation sur la hiérarchie des puissances ?
Il y a une multiplication et un essor de ce que l’on appelle les puissances moyennes. Chaque Etat tente sa chance pour exister par lui-même dans le contexte international, pour s’ériger en puissance régionale. C’est aussi bien le cas pour la France et l’Allemagne, le Brésil et l’Argentine, le Japon et la Chine que pour l’Inde, par exemple. Cette catégorie de puissances intermédiaires compte davantage aujourd’hui. Et les petites puissances aspirent à en faire partie. C’est ce qui explique les ambitions nucléaires d’un pays comme l’Iran ou les aspirations d’un certain nombre de pays à devenir membre du Conseil de sécurité des Nations-unies. On assiste également à l’émergence d’une scène publique sans frontières…
Oui, nous vivons dans un monde de communication où les progrès technologiques bousculent les habitudes et, par effet, les règles du jeu. Aujourd’hui, tout le monde peut potentiellement communiquer avec tout le monde. Un nouvel espace public international est ainsi créé. Les quinze millions d’individus qui, sur la planète, se sont manifestés pour marquer leur réprobation de l’invasion de l’Irak par les Américains témoignent de l’existence de la possibilité nouvelle d’un débat public transnational.

Dans ce contexte, quelles peuvent être les nouvelles règles du jeu ?
On constate qu’il y a un fossé qui se creuse entre les réalités et les règles anciennes gérant les relations internationales. Le droit international public n’est modifié qu’à la marge. Un élément positif est cependant à relever. C’est la multiplication de nouvelles normes internationales comme les conventions ou la mise en place d’institutions comme la Cour pénale internationale par le Traité de Rome, en 1998. Des efforts sont donc faits mais ils se heurtent aux Etats souverainistes comme les Etats-Unis, ultra-souverainistes comme la Chine ou l’Inde, aux intérêts d’Etats « voyous », c’est-à-dire les plus déviants par rapport aux normes internationales, ou encore à l’attitude d’un Etat comme Israël.

Quel type de communauté politique est à même de gérer au mieux la nouvelle donne ?
Si notre monde veut exister, il y a nécessité à produire de nouvelles normes, de nouvelles conventions qui tiennent compte des besoins sociaux de la planète. Il faut bâtir une intégration sociale internationale pour réduire les inégalités car celles-ci sont sources de multiplication des conflits. Il faut aussi que les droits de l’homme et le droit des peuples s’accomplissent en même temps. Leurs manquements ont des effets plus forts qu’à l’époque de la bipolarisation. Le sentiment, pour un peuple, d’être bafoué, brimé, comme c’est cas pour le peuple palestinien, a un effet belligène pour le système international tout entier.

Quel rôle le Maroc est-il à même de jouer ?
Nous sommes dans un monde où chacun aspire à être acteur et un acteur égal. Le Maroc se trouve à la jointure de l’Europe et de l’Afrique, du monde arabe et du monde occidental, du monde développé et en développement. Il est près des lignes de failles et ce n’est pas étonnant si des questions comme l’immigration s’y cristallisent. En ce sens, le Maroc a une responsabilité particulière et un destin singulier à accomplir.