Originaire du quartier Hay Muhammadi, à Casablanca, Mohamed Razane est arrivé en France en 1979, dans le cadre du regroupement familial. Agé aujourd’hui de 37 ans, il vient de faire paraître son premier roman, Dit violent, chez Gallimard. Titulaire d’une maîtrise en Développement local, politique de la ville, il a travaillé plus de dix ans dans les quartiers en difficulté et vit toujours en banlieue parisienne, à Epinay-sur-Seine. Dans votre livre, le héros dénonce l’échec d’un système et de la quasi-totalité de ses acteurs. Que faudrait-il faire pour recréer une dynamique constructive, qui existe déjà en partie, dans les banlieues ? En effet, il existe des dynamiques constructives parce que les gens qui habitent ces territoires délaissés par la politique publique ne renoncent pas. Cependant, sans moyens, elles demeurent sans conséquences signifiantes. Ce qu’il faut faire ? On aura beau tergiverser, la solution se résume en trois mots : des moyens, des moyens et des moyens… en monnaie sonnante et trébuchante. Je suis aujourd’hui intimement convaincu que ces territoires n’intéressent vraiment pas nos gouvernants. Lorsqu’ils décident d’y poser un regard, c’est toujours intéressé, c’est toujours pour en exploiter les difficultés ou encore les faits divers à des fins électoralistes. C’est ainsi qu’on en arrive à des extrémités qui flirtent avec l’absurde, je vous renvoie par exemple au malheureux « karchériser la racaille ». On nous dira que l’Etat se préoccupe de ces quartiers par sa politique de la ville que je qualifie de RMI des quartiers, un effort financier alloué à ces territoires pour qu’ils raccrochent le train en marche. Mais la réalité est désespérante. On a des ambitions qui sont démesurées face aux moyens mis en face. Pour vous donner une image, c’est comme donner une cuillère à café à un individu avec pour ambition de vider un lac de son eau, la chose est impossible pour ne pas dire risible.
« Dit violent » est écrit sous le double signe de la rage et de la tendresse. Mais finalement vos personnages vont plutôt chercher à vivre des émotions profondes et épanouissantes à l’extérieur de la cité. Cette cité peut-elle aussi être le lieu de la tendresse ? Habiter des quartiers délaissés, avoir une condition de pauvre n’enlève heureusement pas aux gens leur dimension humaine. Mes plus beaux souvenirs sont inscrits dans mon quartier d’origine, aussi bétonné soit-il, aussi chargé de souffrances soit-il, aussi misérable soit-il. Le doux souvenir de mon premier baiser à la fille qui habitait mes rêves, un baiser qui m’a transporté si loin, si loin de cette cave au murs meurtris dans laquelle pourtant battaient deux cœurs amoureux, si heureux d’être si proches l’un de l’autre et si indifférents au cadre glauque dans lequel se jouait leurs premiers émois. Il est vrai aussi que les jeunes aujourd’hui, et particulièrement les filles, aiment quitter le quartier pour se sentir pleinement eux-mêmes, sans encourir la persécution de la mauvaise réputation pour avoir flirté par exemple. Mais n’en est-il pas ainsi aussi pour les jeunes des villages de notre chère province ? Les rapports hommes-femmes, vécus au sein de la cité, sont décrits dans votre ouvrage comme uniquement violents et frustes. Plusieurs de vos personnages masculins en souffrent… De mon point de vue, il s’agit plus d’une réalité globale que d’une particularité de nos quartiers périphériques. Une réalité qui serait à lier à une société qui est elle-même productrice de violences, où la règle évolue vers le « marche ou crève » – insinuant au passage la nécessité de marcher sur les autres pour se frayer son chemin – , où la pornographie inonde notre paysage et donne à voir à de jeunes gens des rapports faussés entre hommes et femmes, où on écoute davantage celui qui est vindicatif et agressif que celui qui est calme et respectueux des règles. Tout ceci, à mon sens, a ses conséquences sur les rapports à l’autre, et notamment à l’autre sexe.
Dans l’ouvrage, les relations fortes et souvent touchantes sont le fait des « potes ». Ces jeunes installés en bas des immeubles peuvent faire peur et pourtant des choses très positives se construisent aussi sur ce lieu et avec ces acteurs ? De tous temps, les regroupements de jeunes ont fait peur. On les marque de stigmates sans même leur avoir adressé la parole. Ainsi donc ils sont forcément oisifs, au chômage, à l’affût d’arnaques ou d’un adulte à faire tourner en bourrique ! Or la réalité est toute autre pour celui ou celle qui veut la voir.
Dans votre livre, il n’y a qu’une seule figure de père positif. Tout le reste de l’ouvrage renvoie à des pères violents, au mieux absents. Comment expliquez-vous la démission du père et comment lui redonner une place ? J’ai choisi volontairement de mettre en avant des pères qui peinent à trouver leur place en tant que tel, car c’est malheureusement une réalité que j’observe, et qui ont tendance à combler cette difficulté par la fuite, par l’absence ou par des rapports violents qui sont autant de souffrances. Quand on est au chômage depuis des années, que l’insertion devient un état et non plus une étape, la fierté du père, du chef de famille qui part le matin travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, n’est plus. Alors la honte et l’échec viennent terminer le travail de dévalorisation. La question du travail me semble primordiale dans nos quartiers où le taux de chômage atteint parfois les 40 %, s’agissant de surcroît d’un chômage chronique.
Le rapport au pays d’origine des personnages, ou de leurs parents, est absent du livre. Y a-t-il matière à puiser du sens dans les racines ou, au contraire, est-ce un frein ? Pour ma part, dès lors qu’une question relative aux origines supposées ou avérées d’une population est avancée tandis que le thème dont on traite est la banlieue, avec son lot de problèmes et de difficultés, j’essaye de bien dissocier les choses. Qu’en aucun cas on puisse faire d’amalgames entre deux aspects distincts l’un de l’autre, ou tout du moins que l’on n’induise pas d’explication de l’un par le truchement de l’autre. Il y a le malaise de la banlieue d’une part et la question de l’histoire de l’immigration de l’autre. Et en aucun cas, il ne faut amalgamer les deux. Le malaise de la banlieue est lié à la question de la pauvreté et de l’exclusion. Et il se trouve que les populations immigrées et « sorties » de l’immigration sont les plus fragiles, ce qui explique qu’elles soient plus exposées à l’exclusion. Par ailleurs, je pense que la question de l’identité est importante pour ces jeunes en mal de repères et je considère que c’est une forme de violence lorsque l’école occulte leur histoire. Il est important que ces gamins aient une idée claire de cette histoire, celle qui s’inscrit dans l’immigration, qu’ils sachent pourquoi leurs grands-parents ont eu à quitter leur pays d’origine, qu’ils sachent comment ces derniers ont vécu et dans quels contextes ils ont évolué. Pour qu’ils puissent ainsi donner un sens à leur présence ici, ainsi qu’à leur citoyenneté française.
Vous avez atteint l’âge d’une certaine maturité pour écrire ce livre. Fallait-il laisser le temps au temps ou bien était-ce un trop plein accumulé qui devait s’exprimer dans l’écriture ? Et pourquoi l’écriture ? Il s’agit plutôt d’un trop plein accumulé. Les considérations politiques sur une jeunesse périphérique qui souffre ont évolué vers plus de mépris. Pour les résumer, je vous dirais qu’on est passés de « sauvageon » (dixit Chevènement) à « racaille à karchériser » (dixit qui vous savez). Demain augurera peut-être d’un « rats à noyer » ! Je ne comprends pas que notre pays ne se pose pas les vraies questions, celles du raisonnable, celles qui interpellent sur les raisons profondes qui font que les jeunes de nos quartiers oubliés par la politique publique en arrivent à tout brûler, en arrivent à poser des actes violents. Mon roman n’a d’autre ambition que d’interpeller sur le processus qui mène à ces tristes réalités. Ils ne naissent pas avec le gêne de la violence ! Malheureusement, aujourd’hui nous avons insidieusement glissé du droit des exclus au droit à la sécurité. L’état social disparaît au profit d’un Etat pénal aux discours sécuritaires. Je ne cherche pas de circonstances atténuantes à des comportements délinquants, car tout délit doit être puni par loi. Mon discours est qu’on ne peut se contenter de cela, il est impératif d’explorer les facteurs qui participent de ce processus pour mieux le combattre par la prévention et ainsi éviter que demain ne soit pire qu’aujourd’hui.
Un an après les événements des banlieues en France, est-ce que quelque chose a changé ? Malheureusement rien n’a changé, ou plutôt si, les choses ont changé mais dans le mauvais sens. Les événements n’ont fait que servir Nicolas Sarkozy dans sa lutte pour le pouvoir. Il n’a pas manqué de les utiliser, faisant croire aux Français qu’ils sont en insécurité et qu’il a la solution pour eux : police, répression. J’ai bien peur que cet homme ne contribue à dégrader encore plus la situation par ses provocations irresponsables, qui vont rendre la vie des gens qui habitent ces quartiers encore plus insupportable. (paru dans sezame n°6, novembre 2006)