Vous dirigez depuis plus d’une dizaine d’année, l’observatoire du religieux, quel regard avez-vous aujourd’hui sur le fait religieux en générale ?


Un des problèmes que pose le fait religieux en général est la difficulté qu’éprouve les chercheurs à faire admettre par les religionnaires pratiquants ou pas que le champ religieux est un objet d’étude légitime et aussi banal que les autres ! La plupart des gens qui ont la foi nous disent " vous ne pouvez pas comprendre ! " ou encore " c’est bien vos travaux sur ….les autres religions … mais nous c’est pas pareil. je remarque que nous avons les mêmes difficultés avec le nationalisme … ainsi allez expliquer à un russe que le nationalisme tchétchène est légitime ou à un nationaliste algérien ou marocain que le sionisme est mouvement classique pour un politologue qui est né au moment du principe des nationalités en Europe.
Le phénomène religieux semble universel et chacun refuse fermement le comparatisme : or nous ne pouvons progresser dans la compréhension de ce phénomène que par la comparaison : l’homme répond à son angoisse métaphysique de façon culturelle, locale, donc arbitraire et contingente donc aux yeux d’un anthropologue il n’ y a pas de bonnes et de mauvaises religions et il n’y a pas de continuum historique : la " religion " des sauvages et nos religions les vraies. Il est difficilement supportable pour un chrétien et un musulman de se rappeler les origines juives et au juif les mythes mésopotamiens …pour les monothéistes est-ce que le Dalaï lama est " athée " ?

Ces dernières années l’islam s’est incrusté au centre de l’actualité politique française, l’islam de « la France et l’islam » de 1989 est il celui des « Questions qui fâchent » de 2003 ? (Deux livres de Bruno Etienne)


1989/2004 : ce qui a changé c’est l’intégration, la fixation de populations qui ne repartiront plus donc la visibilité de l’islam est un fait mais difficile à admettre pour les Français plutôt laïcs. Par ailleurs la présence musulman oblige l’Etat (et le citoyen) à repenser les concepts comme laïcité, ethnicité, communauté …ce qui n’est pas simple étant donnée l’histoire de France

Qui vous laisse dire aujourd’hui que nous sommes sur le chemin de la gallicanisation de l’islam ?


L’attitude de collaboration des instances musulmanes avec l’Etat prouve que nous sommes en voie de gallicanisation : l’islam français ouvre les portes de l’ijtihad garde ses relations avec la umma mais entend régir lui-même le culte dans le cadre de la loi républicaine y compris en appliquant l’adage « Al-Nas ala Dini Mulukihim » !Certes il existe des forces contradictoires centrifuges qui suggèrent aux musulmans de ne pas s’intégrer mais les sirènes " orientales " intégristes, etc.… n’ont pas un écho généralisé face aux problèmes concrets surtout des jeunes français musulmans.

Quelle visibilité des intellectuels musulmans aujourd’hui ? Quels sont les débats qui les animent et quel regard ont de la société française et des rapports avec les pays d’origine ?


Un certain nombre d’intellectuels français musulmans sont enfin visibles : par delà Mohamed Arkoun qui n’est plus seul je ne peux tous les nommer : Abdelwahab Meddeb, Tareq Oubrou, Layla Babès , Youssef Seddik, et les nouveaux jeunes… Sans oublier les dizaines d’universitaires en cours de thèses qui travaillent sur une lecture moderne des textes fondateurs dans cet espace de liberté ils posent les questions qui vont faire que l’Europe et la France sont une chance pour l’islam….mais il y a aussi des débats dans les pays arabo-musulmans actuellement qui bousculent pas mal la langue de bois et la dictature intellectuelle.

Des actes qualifiées d’islamophobes par certaines organisations ont eu ces derniers mois en France, pensez vous que nous sommes passé d’un discours sur le racisme à un discours sur le religieux ?


Non, islamophobie et racisme sont toujours allés de pair avec des fluctuations saisonnières sur leur nomination : au contraire je trouve que l’impact du 11 septembre a été moins virulent que ce que l’on pouvait craindre et sauf en corse les attentats contre les personnes musulmanes en tant que telles sont rarissimes.

La crise des otages français a lancé le débat sur le rôle du CFCM et sa place au sein de la société française et principalement sa représentativité des 5 millions de musulmans, que pensez vous et quelles pistes pour la représentativité de ces 5


Mes idées sont claires sur le CFCM : les élections prochaines doivent éviter les pressions de l’Algérie et à un moindre titre du Maroc et de la Turquie pour les choix des candidats. Donc l’Etat français doit laisser les musulmans français organiser eux mêmes leur nouvelle représentation comme les juifs, les protestants. Cela veut dire qu’il faut revoir le statut de la Mosquée de Paris !
Comme je l’ai déjà expliqué nous assistons à une concurrence rude entre cinq ou six groupes (idéologiques car en tant que groupes ils sont plus nombreux) pour dire la doxa dans la communauté et pour être reconnu par l’Etat (en France et dans les pays arabes !) : Tabligh, Frères musulmans (au moins trois tendances) salafistes ceci et salafistes cela, wahhabites, orthodoxes nationalistes et internationalistes, etc…
Cette Fitna est préjudiciable à la reconnaissance d’un islam coopérateur mais là encore la France est en avance sur beaucoup d’autres situations …et cela a des répercussions sur le monde arabe (et pas sur l’Indonésie) si je prends par exemple le cas d’un personnage clé comme le cheikh Qardaoui qui est à la fois en Egypte dissident et autonome et à la tête d’un des groupes européens. Sans oublier le Web !

La question de la formation des cadres religieux musulmans en France, n’arrive pas à se déclencher. Quelle formation du cadre religieux et quels moyens ?


Le problème de la formation des imams est une des clés pour le moment difficile à régler. Je pense qu’il y a trop de concurrences entre les centres de production légitimes ( Dar al-hadith, Ryad, Al Azhar,etc…) et donc qu’il faut jouer l’établissement d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg pour l’Europe en liaison avec les universités pour la formation en langue et en psychologie et sociologie d’où la création de notre mastère car il faut habituer les religionnaires à écouter les autres.

Cette année vous avez lancé un Master religions et sociétés après avoir dirigés pendant plusieurs année un DESS sur la médiation culturelle, pourquoi la focalisation sur la question religieuse dans ce nouveau Master ?


Je souhaiterais avoir comme étudiants des curés, des rabbins et des imams plutôt que des étudiants à Bac plus 6 ça commence à venir et le ministère voudrait même que je forme ….des imams ! ! !

[Quel avenir de l’observatoire du religieux ?]

C’est Franck Frégosi qui va me succéder. On va faire cette année un gros colloque sur la loi de 1905 mais avec seulement des pro pas des politiques ni des mondains !