Malek Chebel, anthropologue et spécialiste de l’islam, a publié cette année chez Plon dans la collection des « Dictionnaires amoureux », le Dictionnaire amoureux de l'islam et chez Hachette Littératures, Manifeste pour un Islam des lumières. En mai 2004, il a créé la Fondation pour un Islam des Lumières. Rencontre.

Pourquoi la publication en ce moment du dictionnaire amoureux de l'islam ?



C'est un vagabondage amoureux. Ce qui m'intéresse aujourd'hui c'est de parler et de défendre l'islam en montrant que l'on peut aimer l'islam. Les éditions Plon m'ont dit : faites-vous plaisir parlez-nous de l'islam que vous aimez, mais aussi de l'islam qu'on rencontre dans la réalité avec ses grandeurs et ses misères, je me suis fait offrir deux plaisir à travers les 715 pages à l'intérieur de ce vagabondage, j'ai répondu à l'éditeur et j'ai fait également un dictionnaire de la religion de l'islam, ses doctrines, ses rites et sa pratique. Y figurent également les relations que l’islam entretient avec les Autres, ainsi que l'image déformée que l'islam donne de lui-même (fanatisme, guerre sainte, etc ;) par manque de communication solide, Dans le dictionnaire il y a plus de 450 entrées qui vont de la violence à la musique, du vizir à Ziriyab, et même un vocabulaire de15 pages sur tous les mots que l'Occident a emprunté à la langue arabe. Le voyageur Ibn Battuta, Matisse au Maroc, medersa turque, peinture orientaliste, sexualité, Oum Kathoum, Abu Nuwas, Djahiz et tout ce qu'on peut savoir sur l'islam en bien ou en mal. J'ai longuement parlé des villes musulmanes, des mœurs et pratiques des Musulmans d’hier et d’aujourd’hui. Dans une partie « Images croisées », j'ai voulu rendre hommage aux savants européens qui ont donné leur vie pour l'étude du monde de l'islam et qui sont ignorés chez eux. Je les ai présentés avec leur origine et leur confession. C’est une partie fort instructive : Ernest Renan, Jaques Berque, Louis Massignon, Maupassant, Goethe, Jean Genet, Loti, Henry Corbin, Charles de Foucauld,…Evidemment, j’ai également présenté le regard que l’Orient se faisait de l’Occident. Tel est le métissage intellectuel et humain qui a caractérisé le XIXe et le XXe siècle.

Quelle part à la critique dans ce dictionnaire ?


C'est un dictionnaire fait pour enchanter l'islam, pour apaiser les consciences, pour aider à la connaissance intime d’une religion qui a fasciné le monde pendant 14 siècles. Par hypothèse, elle ne peut pas être totalement mauvaise, même si certaines de ses carences nous paraissent aujourd’hui flagrantes sont flagrantes. J’indique d’ailleurs comment les améliorer. En parlant de l'amour, par exemple, j'ai pris la plus belle histoire d'amour dans le Coran, celle de Youssef et Zoulaikha, que certains conteurs nous ont raconté par le menu dans les souks. Ceci étant, il y a dans cette sourate du Coran, celle de Youssef et de Zoulaikha, une belle analyse de la psychologie féminine. Quant à la critique, elle fait l’objet de tous les autres livres, il n’était pas nécessaire d’en rajouter.

Dans le contexte actuel comment situez-vous le dictionnaire?


Il est à contre courant de ce que l'on dit de négatif sur l'islam, en tout cas en Occident. Je suis pour une critique radicale de l'islam mais faite par les musulmans, de l'intérieur en quelque sorte, car elle est souvent aussi moins agressive et moins manipulée idéologiquement.

Pourquoi cette volonté de diffuser une vision apocalyptique de l'islam ?


Il y a beaucoup d'intérêts en jeu, ils sont d'ordre stratégique et global, c'est une façon de focaliser sur l'islam, à mon avis, toutes les douleurs de l'époque. Il faut un adversaire pour permettre l'émulation à la fois économique, stratégique et militaire des trusts mondiaux, en particulier américains. L'ennemi est obligatoire pour la vitalité économique, à commencer par l'armement. Le communisme n'étant plus un ennemie véritable, la chine est entrée à l'OMC et il veut s'aligner sur les critères internationaux, les Africains n'ont pas les structures ni la matière première nécessaire pour en faire un ennemi. Il ne reste que l'islam et à l'intérieur le monde arabe, en particulier, qui accumule à la fois le fait d'avoir le pétrole d'un côté et d'être le repoussoir sur le plan démocratique de l'autre. Le monde arabe a été stratégiquement pris comme axe pour devenir l'ennemie d'aujourd'hui, surtout qu'Israël pousse beaucoup derrière, les Américains n'ont pas la même expertise que les Israéliens sur la question du monde arabe les Israéliens savent bien anticiper sur le temps.

Les musulmans ne participent-ils pas à ce climat de confusion ?


Ils y participent en se cabrant, ils sont dans la défensive. Je dit aux musulmans : vous avez des valeurs qui sont supérieurs et sublimes, il faut les utiliser les exporter les communiquez, les faire connaître, vous n'avez pas à avoir honte de vos valeurs. Je ne suis pas d'accord qu'on résume la question de l'islam au foulard dit islamique.

Ceci veut-il dire qu'il y a une mauvaise communication ?


On manque de communicants surtout on manque de symboles forts : des gens, des groupes de pression des leaders qui puissent s'imposer à l'échelle internationale par leur rigueur leur, travail et leur cohérence. Si chaque pays arabe réserve qu'un pour mille de son budget national brut sur la communication et l'image de marque, on transformera l'image désastreuse du monde arabe.

Vous pensez que l'image du monde arabe a une influence sur la présence des musulmans en Europe ?


D'abord elle a une influence sur l'économie interne, une bonne image encouragera les investissements et les relations entre les peuples. On nous renvoie chaque jour aux pays d'origine pour nous dires : vous voyez d'où vous venez, vos autocraties, vos dictatures vos systèmes théocratiques avec vos barbus. Une réforme de nos institutions politiques et économique coupera l'herbe sous les pieds de tous les faucons qui veulent faire du monde arabe l'ennemi congénital de l’Occident, et bientôt de l’Asie aussi, surtout si d’autres otages japonais, coréens, chinois, malais ou australiens sont exécutés en Irak.

Mais les arabes qui sont des citoyens européens ne sont pas responsables de ce qui se passe dans les pays d'origine.


Il ne faut pas que les jeunes oublient que sans racines et sans points d’ancrage, ils n'ont pas d'avenir. Car, si l’on revient si souvent à nos pays d'origine, ce n'est pas pour les encenser mais pour critiquer ce qui ne va pas. Nous sommes vus comme étant des A. On ne peut pas enlever cette image fixe du regard de l'autre. Il faut donc travailler avec la courbe, afin de mieux la redresser. C'est un travail de gestion de la représentation qui doit être fait par des structures et des personnalités fortes.
Depuis le 11septembre 2001, on a essayé de tester les Arabes de France et d’Europe, mais jusqu’au traumatisme de Madrid, nous avons réussi à nous éloigner du mauvais rôle que l’on cherche à nous faire endosser. Les Arabes de France et d’Europe sont des citoyens à part entière. Ils cherchent à travailler et nourrir leurs enfants. En même temps, ils enrichissent les pays où ils vivent, ici, la France, mais c’est valable aussi pour la Belgique, l’Angleterre, le Canada, etc. Il faut donc qu'ils se fassent entendre, car ils ne sont pas simplement pas une quantité numérique. Désormais, nous sommes une force d’appoint très importante. On peut apporter beaucoup, par notre engagement, nos idées, nos initiatives, notre créativité. Enfin, nous sommes devenus l'un des critères de la pluralité de cet Occident auquel nous donnons une image plutôt flatteuse. Je veux parler de la pluralité politique et intellectuel. Notre présence en Occident donne de celui-ci une image positive, parce qu’humaine, une image de diversité et de tolérance. L’idée même que la démocratie est un régime d’ouverture est illustrée par la présence des étrangers.

Quelles sont les priorités aujourd'hui ?


Il y a un travail de prise en conscience à faire, rien ne sera donné sans que l’on fasse l’effort nécessaire pour l’obtenir. A nous, donc, de prendre conscience de la part symbolique que nous véhiculons et évaluons-la à sa juste mesure. Mais d’ores et déjà, il nous faut renforcer nos pôles d'excellence, notre savoir-faire, notre expertise. On peut aussi créer des espaces nouveaux de conciliations de dialogue et de médiation avec l'Occident. Tout ce travail ne peut être mené à bien que s’il est articulé à une vision globale. Je suis par exemple dubitatif quant à l’action de toutes les chancelleries arabes en Occident : aucune n’a eu l’idée de réunir les ambassadeurs arabes ou musulmans, au moins pour adopter une attitude commune et solidaire face aux dénigrements dont est l’objet leur islam. Nous sommes restés malheureusement à des méthodes vieillottes de propagande et de communication séparée.

Dans quel but avez-vous lancé la création de la Fondation pour un Islam des Lumières ?


La Fondation pour un Islam des Lumières est née sur le perron de l’Elysée, le 14 mai 2004, lorsque le Président Jacques Chirac m’avait reçu pour une décoration à la suite de la publication du Dictionnaire amoureux de l’Islam. A cette occasion, j’ai rencontré une forte adhésion pour l’Islam des Lumières que j’essaie de défendre et d’illustrer depuis des années. Plusieurs personnes m’ont pressé d’agir. J’ai longuement réfléchi à l’implication que suppose cette Fondation, le surcroît de travail que cela devait m’amener. Mais le premier tour d etable que j’ai réuni était tellement positif que je n’ai pas pu revenir en arrière.

Le terme de lumière, fait-il allusion au siècle des lumières européen très marqué par l'athéisme ?


Je ne prends du Siècle des Lumières que l’idée de raison. Le reste, l’athéisme, l’anticléricalisme, l’irréligion ne m’intéressent pas. Je trouve même que ceux qui, par le passé, récusaient l’importance de la religion se sont largement trompés. On le voit aujourd’hui, rien de très important ne sa fait en dehors de ce cadre. Pour moi, le Siècle des Lumières signifie accès à la connaissance, triomphe de la raison et du progrès, ouverture sur le monde, etc. Des valeurs plutôt positives….

Quels moyens dont vous disposez et quels sont vos principaux projets ?


Les projets de la Fondation sont actuellement au nombre de dix-neuf. L’un de ceux auxquels je tiens le plus est symbolique : organiser une journée du livre autour de l’Islam, un Forum, une sorte de Salon du Livre, mais consacré à l’Islam et aux disciplines annexes.

Percevez-vous un soutien des pouvoirs publics français et européen ?


Pour l’instant, je ne perçois rien de personne. Je veux regrouper des fonds privés, indépendants et libres de toute idéologie ou régime. J’ai déjà eu des propositions concrètes de pays, mais j’ai décliné tout ce qui me paraissait suspect. Pour l’instant, je cherche en direction du privé et de l’Europe. J’ai tout mon temps, car si la Fondation pour un Islam des Lumières est utile, quelqu’un verra un jour cette utilité et me donnera le coup de pouce nécessaire.

Propos recueillis par Hakim el-Ghissassi (entretien réalisé en juillet 2004)