· Financement du culte et formation des imams, priorité des priorités

· Elections du CFCM: Il n’y aura pas de confrontation maroco-algérienne

· Il ne faut pas exclure les musulmans laïcs

L’Economiste consacre une série d’articles aux principaux courants institutionnels qui composent l’ossature du Conseil français du culte musulman, CFCM. Après la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) et l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), présentées respectivement dans nos éditions du 8 et 15 février, nous nous intéressons aujourd’hui à la Grande Mosquée de Paris. Dans cet entretien, Dalil Boubakeur identifie les problèmes et les défis que rencontre ce qui est sans doute une des plus grandes institutions de l’islam à la française. l'Economiste 1 mars 2005 - L’Economiste: Quelle appréciation faites-vous de la situation de l’islam en France?
- Dalil Boubakeur: Après les soubresauts nés de la loi sur les signes religieux, le problème du foulard à l’école et les tensions engendrées avec certains courants de pensée de notre communauté, qui mettaient régulièrement en cause la laïcité, ses valeurs et la manière avec laquelle les musulmans seront aptes à s’inscrire dans la laïcité, les musulmans ont montré leur attachement aux valeurs de la République et leur francité à l’occasion de la crise des otages, en septembre 2004. Le climat apparaît plus apaisé et propice à régler les problèmes qui touchent notre communauté. Nous arrivons à un seuil de faisabilité et de réalisation de certains dossiers. Pour exemple, Hamlaoui Mekachéra, ministre délégué aux anciens combattants, inaugurera en 2006 une stèle à Douaumont en mémoire des musulmans morts pour la France lors de la bataille de Verdun de 1916. Cette stèle sera du côté des tombes des soldats musulmans et manifestera une reconnaissance des pouvoirs publics.

- Quelles sont vos relations avec Dominique de Villepin
- C’est un homme d’élégance et de puissance. C’est une main ferme dans un gant de velours et nous sommes heureux de travailler avec lui. Les relations n’ont jamais été aussi excellentes avec le ministère de l’Intérieur. Nous travaillons dans le concret et avec concertation. Le ministre a souhaité que le CFCM fonctionne de façon autonome et responsable et que le rôle de l’Etat doit accompagner ses efforts en vue d’une organisation et une représentation toujours plus constructive du culte musulman en France.

- Mais nous remarquons qu’il y a moins de réunion avec le ministre.
- Nicolas Sarkozy voulait un aboutissement rapide. Il avait suscité quelques réserves, au point que l’Eglise avait supposé qu’on voulait créer une religion d’Etat. Cette fièvre d’actions fait place aujourd’hui à ce qui nous convient: laisser les réunions se dérouler sans la pression, avec des ordres de jours clairs et faisables et non pas une liste indigeste. Je ne critique pas les précédents, mais je trouve qu’on a fait beaucoup d’agitation et consommé beaucoup de temps et d’énergie.

- Quels sont les grands problèmes auxquels vous êtes confrontés?
- Le financement du culte sans changer la loi laïque. Pour nous, la laïcité est une règle commune pour la liberté d’exercice du culte en France. Cheikh Bachir Al-Ibrahimi, en 1947, la réclamait en Algérie. Nous sommes pour la concertation. Nous cherchons à rassembler tous les éléments qui créent des liens avec la société française et qui ménagent la susceptibilité des autres cultes avec un esprit d’ouverture du dialogue. Notre main est tendue aux autres cultes.

- Que pensez-vous de l’idée de la création d’une fondation des œuvres musulmanes?
- La fondation me paraît d’abord être un fond commun qui sera créé à l’initiative de l’Etat avec les structures nécessaires. Elle aura une responsabilité majeure dans le sens où elle prendra sous sa responsabilité le financement ou l’aide au financement des mosquées et des lieux de prière, et, pourquoi pas, des écoles coraniques ou la formation des imams. Elle devra apporter également son aide à l’aumônerie (hommes et femmes) ainsi qu’aux champs de compétence du Conseil. Ces ressources peuvent être mixtes. D’une part, les Etats musulmans qui souhaitent porter une aide aux musulmans de France d’une façon claire et sans distinction, et, d’autre part, les taxes prélevées sur le marché du halal.

- L’aide que reçoit la Mosquée de Paris de l’Algérie fera-t-elle son passage par la fondation?
- La fondation n’a pas vocation à contrôler les financements en cours si ce financement est clair et répond aux lois en vigueur en matières juridique et fiscale.

- Quelle sera la composition de la fondation?
- D’abord, des fonctionnaires de la Cour des comptes selon la législation régissant le statut des fondations. Il y aura aussi un quota de personnes cooptées et un quota de représentants du CFCM.

- Quelle place pour les personnes qui ne se reconnaissent pas dans les lieux de culte?
- L’ancienne équipe ministérielle s’était opposée à l’entrée au CFCM de cette sensibilité représentant la majorité silencieuse des musulmans de France. Les gens qui vont régulièrement aux mosquées ne dépassent pas les 22%, selon les statistiques officielles. Et les autres alors..? Il y avait un tiraillement constant entre les musulmans culturels, laïcs et intellectuels qui ne se sentaient pas représentés dans cette configuration. Il est urgent de faire en sorte que cette expression utile puisse émerger. L’islam est un, ses expériences sont multiples. L’expérience des intellectuels, des élites, est représentative de ces musulmans modernes. Notre discours est réfléchi. On ne peut pas couper une communauté en ne réservant la parole qu’à ceux qui font la prière. Ce serait discriminatoire.

- Etes-vous d’accord pour que des personnes n’ayant pas de liens avec le CFCM soient désignées au sein de la fondation?
- Il y aura des personnalités cooptées. Qu’un grand intellectuel soit présent, pourquoi pas? Il apportera la sagesse et l’érudition qui sont des valeurs de l’islam.

- Quelle est l’autre priorité?
- Le deuxième problème est majeur, pour moi il est le numéro 1. C’est la formation des imams. Entre les multiples tentatives, venant de la communauté, qui ne plaisent ni au gouvernement ni à la société qui, eux, veulent des imams ayant une formation liée à un certain niveau de connaissance de la culture française et que seule l’université peut donner. Et à l’extrême, les propositions de formation des imams exclusivement dans les universités françaises qui les couperaient ainsi de la réalité cultuelle. Nous avons dit non. Un professeur d’islamologie ou spécialiste des textes anciens ne peut former des imams. Il leur donnera des éléments philosophiques ou scientifiques, mais ça ne suffit pas. Nous avons convaincu les collaborateurs du ministre pour une solution mixte: une formation basique des sciences traditionnelles de l’islam en même que le cursus universitaire. Nous sommes arrivés aujourd’hui, après moultes discussions avec M. Quesnet, doyen de l’Université de la Sorbonne, à définir ce que l’université peut apporter. De notre côté, nous avons mis en place un collège de professeurs auquel nous allons adjoindre des autorités universitaires qui composeront un comité scientifique. Nous sommes en discussions avec des universitaires comme Ali Merad, Mohammed Talbi, Azzeddine Guellouze qui en feront partie. Je souhaite également établir un partenariat avec Al-Qaraouine ou avec des savants marocains comme Abdou Filali Ansari. Je veux une ouverture non seulement aux Tunisiens, Algériens et Marocains mais également aux Français tels que le professeur Christian Lochon ou le philologue Réols.

- Quand les cours vont-ils commencer?
- Nous avons 60 inscrits. Nous sommes à la recherche d’un président de chaire qui garantira aux pouvoirs publics la qualité de la formation. Pour l’instant, nous discutons avec le professeur Mohamed Arkoun qui forme le projet d’une grande école nationale. Je souhaite que les ténors de la pensée musulmane nous apportent leurs concours. En ce qui concerne l’université, le doyen a reçu les accords nécessaires de son ministre. Nous devons, pour la rentrée prochaine, indiquer les cours spécifiques dispensés par les professeurs aux étudiants soit à la Sorbonne, soit au Centre de formation de la Mosquée de Paris. La collaboration avec la Sorbonne permettra aux inscrits de bénéficier du statut d’étudiant, de bénéficier des services du Crous, voire recevoir des bourses d’études.

- Avez-vous établi un programme?
- Des modules entreront dans le décompte du diplôme qui sera validé par la Sorbonne et un mémoire de thèse couronnera le cursus universitaire.

- Avez-vous pensé au statut social des imams?
- Toutes les associations cultuelles veulent des imams bilingues et compétents. La fondation pourra servir à les payer, sinon nous les orienterons vers l’aumônerie. La fondation pourra veiller à la prise en charge de la rémunération des imams et de leur couverture sociale par la Cavimac.

- Les élections du CFCM s’approchent, comment vous les préparer?
- Je me prépare avec beaucoup de confiance. Il faut que le CFCM se rééquilibre entre toutes les sensibilités de l’islam de France. Actuellement, on a voulu créer cet équilibre, non sur les résultats issus des urnes mais à partir de la volonté générale de garder l’harmonie à l’intérieur de la communauté. Ce que l’on craignait, l’affrontement entre les Marocains et les Algériens, n’a pas eu lieu. La communauté est calme. Nous travaillons de façon à ce qu’il n’y ait ni vainqueur ni vaincu. La Mosquée de Paris redoutait d’aller au-devant d’un échec électoral, à cause du maintien de l’unique critère du mètre carré, mais la bonne volonté et les assurances de l’Administration permettront à la Mosquée de Paris d’avoir sa place au sein du CFCM. Beaucoup de nos délégués ne voulaient plus aller aux élections, nous les avons convaincus, presque à l’unanimité, et ils ont compris l’intérêt d’y aller. La parole a été donnée au ministre que la Fédération de la Grande Mosquée de Paris participera aux élections dans le respect des statuts du CFCM et des CRCM. Je suis sûr que tout le monde comprendra l’intérêt de rester unis.

- Allez vous constituer des alliances?
- Nous sommes ouverts. Nous avons des alliances traditionnelles. Lors des premières élections, nous avons conclu un accord avec la FNMF mais il n’a pas donné les résultats escomptés car il n’a pas été suivi par la base. Nous avons des liens avec les minorités d’Afrique noire de la FAIACA et les Turcs. Je ne vois pas ceci comme une fracture ethnique mais comme l’expression d’une sensibilité partagée. L’UOIF est un organisme sérieux et responsable et je respecte son président El Hadj Thami Breze.

- Quelle est cette sensibilité?
- C’est une sensibilité modérée qui existe, à mon avis, chez tout le monde. De nombreuses discussions ont eu lieu au sein des commissions du CFCM, comme celles du halal, du pèlerinage, de la formation des imams, etc. Nous sommes passés par un stade où il fallait se définir. Et c’est l’amitié qui a triomphé des difficultés dans l’intérêt général.

- Vous avez également rendu visite à Mme Mariam Radjavi?
- Nous avons échangé un certain nombre de formules dans le cadre d’un protocole au niveau d’une fête religieuse. Ses représentants ont fait leur prière à la Mosquée de Paris. Tout musulman, et même non musulman, est reçu à la Mosquée. J’ai même reçu le dalaï-lama qui se réclame du “Dieu vivant”. La Mosquée de Paris entend toujours manifester ce côté d’ouverture de l’islam. L’Andalousie a été riche de ces échanges et nous ne refusons aucun dialogue.

- Ce qui peut heurter certains, c’est le soutien que vous avez manifesté à la résistance iranienne en exil.
- Je n’ai pas un rôle politique. Je souhaite que le peuple iranien trouve l’équilibre et la paix.

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Il faut vivre avec son temps



- Le travail que vous menez a-t-il de l’écho au sein de la société française?
- Chacun aime voir midi à sa porte. Notre rôle de responsable musulman n’est pas de donner des solutions aux préoccupations quotidiennes de la société française qui sont à l’échelle du gouvernement. Notre rôle est de convaincre notre communauté que son intérêt est de vivre ensemble par l’éducation et par le bon comportement. Le gouvernement est sensible à la fracture sociale, il est disposé à améliorer l’accès de nos jeunes à l’emploi. Par ailleurs, nous demandons aux nôtres d’être raisonnables, d’éviter la politisation religieuse. Nous connaissons, malheureusement, les dangers de cette politisation dans nos Etats musulmans. Je suis avec beaucoup d’intérêt les efforts du Roi Mohammed VI pour moderniser un pays fortement traditionnel. Il faut vivre avec son temps. Le musulman doit observer deux règles coraniques, le juste milieu et ne discuter avec les autres qu’avec courtoisie. Son ijtihad est de vivre sa foi dans le temps et la société que Dieu le Tout-Puissant lui a donné de vivre.

Basri, “un homme à la piété sincère”


- Quel sens vous avez donné à la visite de Driss Basri à la Mosquée de Paris le jour de l’Aïd-El-Kébir?
- Basri, dont j’avais entendu parler, était un homme important sous le règne du Roi Hassan II. Pour un jour de fête, il a souhaité faire sa prière à la Mosquée de Paris. Ceci m’a rappelé la visite du Roi Hassan II en 1963. J’étais encore jeune. Une visite qui m’avait impressionné à l’époque. J’ai rencontré le Roi Mohammed VI quand il est venu à Paris il y a quelques années. Il n’était nullement dans nos intentions de faire de la peine à quiconque, y compris à Basri qui est venu en fidèle respectueux des lieux. C’est un homme à la piété sincère qui nous a honoré de sa visite en tant que fidèle un jour de grande affluence à la Mosquée de Pairs. Il avait souhaité me rencontrer, je n’ai pas à refuser de recevoir une personnalité de son rang. A la porte de la Mosquée de Paris, il faut laisser beaucoup de choses… On entre en tant que fidèle, sans aucune autre intention. “Devant Dieu, nous sommes tous égaux comme les dents d’un peigne”, a dit notre Prophète.

· Dalil Boubakeur:
Né en 1940 à Skikda en Algérie, Dalil Boubakeur est apprécié pour ses positions modérées sur l’islam. Ses détracteurs reprochent en revanche à ce médecin de formation d’être proche du gouvernement français

Propos recueillis par
Hakim EL GHISSASSI
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* - Recteur de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris
- Président du Conseil français du culte musulman