Harry Potter, le Seigneur des Anneaux, les raves parties, le développement des nouveaux mouvements religieux, du millénarisme, du polythéisme, du paganisme, du satanisme, de la magie… Ce sont, aujourd'hui, les quelques expressions de l'effet de la mondialisation et du bricolage religieux qui en découle. Les individus construisent leurs identités religieuses. Ils ne sont plus acquis à la religion d'origine. Durant leur vie, ils pratiquent un “nomadisme religieux” en recherchant la certitude, le sacré, ou le mythe. Ils adaptent leur pratique à leur environnement réel ou virtuel à travers les nouvelles formes numériques... Les institutions religieuses traditionnelles sont en crise. Elles cèdent la place de plus en plus à des sous-cultures religieuses qui versent parfois dans un intégrisme puritain ou dans un mysticisme aliénant ou encore dans un syncrétisme utopique ou un new age. Les avancées de la médecine, la gestion des douleurs, les explications que la science donne aujourd'hui aux phénomènes de la naissance, de la mort et de la douleur… tout cela prive la religion de son rôle de compassion et d'explication. Mais en même temps, cela fait croître chez l'individu le besoin de la recherche de la certitude et de la vérité. La demande est plus une demande de sens, c'est pour cela que «l'offre est plus spirituelle qu'institutionnelle», selon Jean Baubérot, président honoraire de l'Ecole pratique des hautes études.
Pour Danièle Hervieu-Léger, directrice de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, les sociétés modernes sont moins religieuses non parce qu'elles sont de plus en plus rationnelles mais parce qu'elles sont de moins en moins capables de transmettre la mémoire. Or, cette mémoire est au cœur de leur existence religieuse. Ce sont des sociétés amnésiques. Pour Murielle Hadas-Lebel, historienne et spécialiste de la sociologie des religions, la vie est devenue dépoétisée sans la religion ou la croyance, le marxisme a joué pendant un certain moment le rôle de la religion: les gens réexaminent de nouveau les anciennes valeurs religieuses que nous avons laissées de côté rapidement. La religion offre des réponses et des voix de réflexion, le monde sans Dieu paraît vide, cependant, les gens sont moins attirés par les religions formelles et construisent leurs rapports individuels à la religion et à la croyance.
«Ce que les Eglises (au sens plus large des institutions religieuses) ont perdu en aura politique, elles le recouvrent en liberté de comportement. Elles se déterminent par rapport à elles-mêmes et par rapport à l'universel qui les relie (Rome pour les catholiques). Dans une société en «demande de sens», elles peuvent être des «offreurs de sens». Libérées de la pression des pouvoirs séculiers, ne participant pas dans la contrainte politique, elles peuvent retrouver une nouvelle fraîcheur et le sens de la gratuité pour agir et parler selon l'inspiration de leurs sources profondes», dit Henri Medelin, rédacteur en chef de la revue française Etudes.
Tocqueville avait déjà longuement développé et montré que les démocraties avaient besoin de contrepoids à leur tendance naturelle à favoriser l'individualisme, le matérialisme et le rationalisme. Pour que la démocratie s'accomplisse, elle a besoin d'une énergie spirituelle interne que la ou les spiritualités peuvent et doivent leur donner (voir l'impensé de la démocratie de Agnès d'Antoine).
La chute du mur de Berlin a privé les régimes démocratiques d'un adversaire et concurrent dangereux, mais stimulant. La montée en leur sein des inégalités et leur difficulté croissante à redistribuer équitablement l'augmentation des richesses, mettent à nu à la fois leur fragilité et les limites d'une conception purement procédurale de la démocratie, se résumant à des élections libres et à un système abstrait de droits... Pour que cette inspiration spirituelle puisse opérer, il faudrait que les religions et les spiritualités fassent elles aussi, à leur tour, symétriquement appel aux démocraties.
Ce serait une sorte de révolution copernicienne en matière d'acceptation mutuelle. Ce serait accepter de se situer à l'intérieur des démocraties, de se mettre à leur service, plutôt que de les accepter faute de s'y rallier; par réalisme mais avec le projet plus ou moins avoué d'y exporter leur propre morale et il faut que les religions reconnaissent l'intérêt pour elles de la régulation démocratique (colloque du Cerisy, août 2003).
Souvent les milieux religieux restent enfermés sur eux-mêmes. Ils vivent dans leurs certitudes en s'obstinant à ignorer l'évolution des mœurs, les acquis en matière des droits humains, les incertitudes et le scepticisme qui atteint les sociétés modernes. Ils continuent à vivre sur les schémas des chocs médiévaux et de la conquête de l'autre. Quant au fidèle, il devient friand des expériences du croire et du témoignage; il sous-loue les services du religieux sans s'y impliquer; il ne croit plus aux thèmes centraux des religions traditionnelles tels que le paradis ou l'enfer. Ce sont de nouvelles formes de croire qui doivent interroger sur l'offre des religions. Le Festival des musiques sacrées de Fès (qui se veut un lieu à mi-chemin entre Davos et Porto Alegre), les rencontres mondiales interreligieuses de Barcelone (qui reflètent la volonté catalane d'une Méditerranée non conflictuelle), les 250 millions d'évangélistes pentecôtistes (qui essaiment dans le monde y compris l'Extrême-Orient par leur «bonne parole»)… montrent l'ampleur de la recherche des nouvelles formes de croire. La Banque mondiale, elle-même ayant longtemps ignoré les religions, “se convertit” et consolide son département éthique dans le but de se donner une nouvelle image en se préoccupant de la corruption, de la pauvreté, de l'instruction… Les milieux économiques ne peuvent ignorer «l'entreprise religieuse» qui représente 8% du flux financier mondial. Des manifestations qui tentent de rassembler autour de nouvelles formes d'organisation et de la gestion du religieux.
On disait que le monde, devant la pression accrue de la modernisation, finirait par céder à la sécularisation. Les données empiriques nous apprennent aujourd'hui que les religions traditionnelles imaginent les adaptations. Les mouvements contre la sécularisation sont en plein essor et répondent à la demande de la certitude et du confort intérieur… En versant parfois dans le radicalisme et la littéralité. Un homme politique français, très en vue, ne déclarait-il pas, off the record, que “seule la religion peut rassembler les foules”.


[OPA sur les musulmans d'Europe
La religion, facteur de puissance]

Longtemps, l'Europe était considérée comme le modèle inéluctable et à atteindre. L'eurocentrisme voyait le reste du monde comme une exception. Des études nous montrent aujourd'hui, qu'en réalité, c'est l'Europe qui est l'exception. La religion se développe même en Chine: ne disait-on pas autrefois “cherchez la science même en Chine”!?
Voilà que les autorités chinoises s'activent pour l'organisation d'une institution religieuse officielle s'inspirant du confucianisme qui imprègne l'esprit rational administratif et économique. Le monde est plus que jamais religieux; le projet cybernétique de l'après-guerre, qui visait à vider «l'homme machine» de son bruit de fond, n'a pas réussi à créer l'homogénéité. La mondialisation a provoqué un particularisme et un individualisme qui échappent à tout contrôle et commence à poser des difficultés pour les schémas traditionnels de la gestion politique, économique, sociale et culturelle de la cité.
La présence de l'islam au cœur de l'Europe, questionne sur les rapports avec le religieux et le politique, réveille les vieux démons et encourage d'autres traditions à plus de visibilité et plus de réactivité dans la vie de la cité. L'action de certains mouvements politico-religieux qui faute d'instaurer un Etat islamique, désirent lancer une sorte d'OPA sur ces populations dites musulmanes en se déclarant les tenants de la vérité et les défenseurs de la dignité musulmane. Ceci ne fait qu'attiser les peurs de la société et accentuer les distances. Ces populations musulmanes installées aujourd'hui en Europe vivent des situations difficiles, se focaliser sur des questions religieuses marginales comme celle du foulard islamique pour montrer la virilité et la ténacité dans la défense du sien, détourne les regards des questions primordiales d'une vie dans la dignité.
«Du Coca-Cola à l'ayatollah», Régis Debray a synthétisé en ces deux mots la réalité de notre monde et l'effet de la mondialisation. Un monde balancé entre l'économique et le religieux, «si la mondialisation ne suscite pas une identification, le religieux centripète vient contre-attaquer l'économique centrifuge».
La religion est devenue un facteur de puissance. Une nouvelle relation apaisée entre la spiritualité et la démocratie est possible, cependant, il faudra chercher les points de convergence et s'impliquer dans un travail en commun pour une acceptation mutuelle et une définition des champs d'actions. Le cloisonnement et le rejet de l'autre ne feront qu'accélérer les expressions les plus radicales et les plus sectaires. La femme devra jouer un rôle essentiel dans ce nouveau processus dans un monde où le machisme règne malgré l'imbrication profonde dans notre imaginaire du respect des droits de l'homme, c'est une note d'espoir pour un vivre ensemble, l'élaboration de règles et normes collectives, et de prendre en compte l'intérêt de tous, dans le respect des libertés individuelles et collectives.

hakim el ghissassi

[Les rencontres de l'Institut Aspen]

Les 1, 2 et 3 juillet 2004, l'Institut Aspen France (un centre international d'échanges et des réflexions créé en 1983 et présidé par Raymond Barre) a réuni une cinquantaine de décideurs issus du monde économique, politique, universitaire, associatif, syndical et des médias (dont l'auteur de ces lignes), pour réfléchir sur «les enjeux du fait religieux». C'était un moment pour des réflexions transversales et décloisonnées sur les phénomènes religieux dans les sociétés occidentales, les rapports de la religion à l'Etat, et le retour de la dimension religieuse dans la vie économique et sociale. Les réflexions reprises ci-dessous ne reflètent qu'une partie des débats très riches de deux journées qui avaient lieu au sein de l'hôtel-de-ville de Lyon. Les citations sont rares car le règlement de l'institut interdit aux participants de citer les intervenants sans leur accord. Nous avons respecté ce choix, tout en vous présentant quelques entretiens réalisés en marge de la rencontre avec quelques participants. Le texte ci-contre est un «bricolage» intellectuel opéré suite à ces journées d'échange.

source : l'économiste (www.leconomiste.com), 11.08.04