Le Père Gilles Couvreur, de la Mission de France, qui fut responsable du Service de l'Episcopat pour les relations avec l'islam de 1991 à 1997, vient de mourir. Son décès s'est produit le samedi 6 mai 2006, en fin de matinée. La célébration d'adieu à Gilles Couvreur aura lieu ce samedi 13 mai, à 10h 00, à St Germain des Prés (Paris 5°).
Gilles Couvreur était à notre côté depuis que nous l'avions connu, il y a de cela plus d'une douzaine d'années. C'est sa disponibilité, sa modestie, son humilité, son souci pour que les musulmans soient accueillis dans l'esprit de l'amour de l'étranger qui m’a ouvert les yeux sur l'humanisme et la spiritualité chrétienne. Que Dieu le couvre de sa miséricorde. Gilles restera dans nos esprits et nos coeur comme l'infatigable médiateur du vivre ensemble.
Mes condoléances à toute sa famille, ses amis.
Lorsqu’on est invité au pays de l’autre par Gilles Couvreur. SPIRITUS 168 - novembre 2002 tome xliii

J ’ai reçu la demande de Spiritus comme un cadeau : car ce fut l’occasion de relire ma vie et de faire mémoire de deux grands événements qui l’ont marquée. De manière schématique, il s’agit de deux voyages entrepris lorsque des athées puis des musulmans sont devenus mes compagnons de route. Comme titre à ce témoignage, j’avais d’abord pensé " Quand on habite au pays de l’autre". Mais il est plus réaliste de dire: " Quand on est invité au pays de l’autre. "

En classe ouvrière, des athées militants

Dans les années 50, en pleine guerre froide, tout avait été verrouillé pour que chrétiens et communistes ne puissent se rencontrer ; ainsi le Décret du Saint Office du 1er juillet 1949 : cette excommunication était notifiée à Rome, à l’entrée des confessionnaux, par des affiches : " Être communiste ou voter communiste est un péché dont personne ne peut être absous. " La frontière était tracée, les murailles dressées : on vivait séparés, de camp à camp.
Pour le 1er Janvier 1961, je reçois ces lignes d’un militant ouvrier : " Tous mes vœux, Monsieur l’abbé, pour que vous puissiez continuer à prier ; quant à moi je continuerai à me battre pour l’homme. Vous le savez, il faut choisir : on ne peut faire l’un et l’autre. "
Quinze ans de vie partagée sur les chantiers du bâtiment deviendront le terrain d’un riche compagnonnage. C’est l’époque où Pacem in terris ouvre les portes : il faut distinguer les idéologies, souvent closes, et les mouvements historiques : là, des hommes et des femmes vivent, militent, évoluent. C’est dans cet horizon qu’il m’a été donné de vivre pendant presque 30 ans.
Les rencontres n’ont pas manqué, notamment avec des militants communistes dont beaucoup étaient athées : nous partagions le souci commun de la justice. Un soir, René et Annette m’interpellent : " Il y a si longtemps que nous échangeons sur l’homme ; pourquoi ne nous parles-tu jamais de ce qui doit te tenir à cœur : l’eucharistie, la prière, la mort, le pardon, etc. ? Si tu ne nous en parles pas, est-ce par ce que tu nous considères comme des sous-hommes ? Et puis, comment se fait-il que vous soyez si peu curieux de notre vie spirituelle ? Nous, athées, nous en avons une : affrontés que nous sommes à la souffrance, à l’amour, à la mort, etc. "
Dans une réunion de chrétiens, un intellectuel communiste avait fait une intervention sur la conception marxiste de la société. La conférence s’étalait sur deux demi journées. Au matin, l’intervenant avait demandé à participer à la prière du groupe. Quelques jours après, il m’interroge : " Gilles, éclaire moi. Au moment de la prière, ils ont employé les mêmes mots que moi : exploitation, pauvres, révoltes, justice, etc. Ils étaient là à prier, mais moi, j’ai été saisi dans une grande réflexion. Dis-moi, quelle différence entre prière et réflexion intense ? "
De telles proximités, de telles complicités ne sont pas sans provoquer des chocs en retour chez le croyant que je cherche à être. Je constate que, pendant ces années, deux passages de la bible se sont imposés à moi :
Au gué du Jaboc, toute une nuit, Jacob s’est " empoussiéré " avec un inconnu. Au matin, blessé à la hanche, il découvre tout émerveillé que c’est avec Dieu qu’il s’était " empoussiéré ". Chercheurs de l’homme et chercheurs de Dieu, n’est-ce pas une lumière forte projetée sur nos expériences humaines ?
Le Psaume 42 est le second passage auquel je reviens sans cesse : " Que puis-je annoncer à mes frères quand tout le jour j’entends dire : où est-il ton Dieu ? " Ma foi est maintenant habitée par la vie et la passion humaine de tant de compagnons athées : elle est devenue quête et question. Ayant cherché à habiter la maison de l’autre, c’est ma propre foi qui s’est ouverte à des horizons inédits .

les musulmans viennent croiser ma route

Sur les chantiers, parmi mes camarades peintres, nombreux étaient musulmans, originaires du Maghreb ou d’Afrique. De mon côté, comme l’a écrit avec grande lucidité, P. Claverie : " Je vivais comme dans une bulle ". Respectant certes la religion de mes compagnons mais me maintenant à distance puisque c’était une religion venue d’ailleurs.

Deux événements vont contribuer à me faire sortir de ma bulle.

Après dix ans de vie au Maroc, un prêtre, un de mes anciens élèves, annonce qu’il est devenu musulman : il ne s’appelle plus Gérard mais Abdellah. J’ai pu passer une soirée avec lui, à Casablanca, non pour le faire changer d’idée, mais pour le comprendre. De fait j’entends : " L’islam est un meilleur chemin vers Dieu ; on est devant Dieu, sans intermédiaire et sans idolâtrie… " Au retour du Maroc, j’ai acheté mon premier Coran et j’ai commencé à le lire.

Quelques années après, se produit le second épisode. Pendant dix ans, j’ai été responsable d’une paroisse en bordure des Minguettes, grosse ZUP à Vénissieux. J’admirais la générosité de beaucoup : au premier rang dans la militance contre le racisme, contre l’exclusion, pour l’alphabétisation, pour la reconnaissance des droits et l’égalité de tous. Mais j’étais étonné en constatant que la coexistence de ces deux " continents spirituels ", le musulman et le chrétien, maintenant si proches, mais si différents dans leurs traditions religieuses respectives, ne questionnait pas les chrétiens et n’éveillait pas leur curiosité. A la même période, je découvrais les enfants de mes camarades de travail : les pères et les mères étaient nés en Algérie, au Maroc, en Tunisie ou ailleurs. Leurs fils et leurs filles étaient nés en France, ils avaient été scolarisés dans les écoles de la République. Ils n’avaient nulle intention de retourner vivre dans le pays d’origine de leurs parents ; bientôt, nombre d’entre eux allaient demander la nationalité française. J’assistais, tout étonné à l’apparition, dans notre société, de " jeunes musulmans français " ; beaucoup se voulant français de nationalité et de culture, et choisissant d’être de religion musulmane.


Ce constat fait, s’installa en moi une vive conviction : l’avenir de mon pays passait par la convivialité des Français " anciens " et de ces Français " nouveaux " pour la plupart musulmans. Pour assurer un avenir commun, il faut se connaître, se comprendre, s’accepter différents. D’où, pour moi, l’ouverture d’une période de découverte : écoute, reconnaissance de l’autre devenu mon voisin, acquisition de connaissances sur cette religion nouvelle venue dans le paysage français, etc. Un ami musulman, traducteur d’Ibn Arabi, accepta de consacrer bien des matinées pour m’initier à une lecture du Coran. Dés que cela fut possible, des lieux de formation pour les chrétiens furent ouverts sur l’islam, mais également sur le pluralisme religieux qui était maintenant notre contexte.
De ces premiers pas en direction du pays de l’autre, le premier choc en retour peut se nommer : découverte du monothéisme. Mes amis musulmans me faisaient découvrir leur existence de croyants, leurs vies vécues devant le Dieu unique, leur permanente recherche des signes de Dieu découverts à la fois dans un verset du Coran ou dans leur vie quotidienne.
S’éveilla alors le désir de ne pas seulement connaître l’islam des banlieues, celui que les journalistes baptisent " islam des caves ". Par delà l’islam transplanté, découvrir l’islam dans l’une de ses périodes de réussite culturelle. Un voyage en Andalousie m’en fournit l’occasion : quelle différence entre le Coran médité dans un sous-sol de foyer Sonacotra et le Coran lu parmi les colonnades dans la Mesquita de Cordoue ! S’en suivit un important travail de mémoire : que serait-il advenu du renouveau intellectuel du XIIe siècle et même de Thomas d’Aquin si, à Tolède, des traducteurs, n’avaient pas mis Aristote et Averroès à la disposition des théologiens parisiens ?
Six ans au SRI (Secrétariat épiscopal pour la rencontre avec l’islam) m’ont permis de rencontrer tant d’amis musulmans : échanges, partages, écoute souvent silencieuse de la prière de l’autre, invitation si intime à partager et les doutes et les convictions. Des vies qui s’entremêlaient
ce moment, un désir incompressible s’installe dans ma vie : l’islam est maintenant la voie de tant de mes concitoyens français ; je voudrais comprendre comment des gens de ma culture sont à l’aise dans ce chemin spirituel. Mon évêque m’ayant donné du temps, j’ai la possibilité d’aller trois mois chez les moines, d’abord en France puis au Maroc.
Dans la paix de monastères cisterciens, me voici à lire le Coran 8 heures par jour. Les sourates lues dans l’ordre historique, en disposant de traductions françaises et avec l’aide des rares commentaires disponibles pour un non – arabisant. Au fil des semaines, s’évaporaient des obstacles qui tenaient d’abord à des différences culturelles, je devenais un peu moins étranger à l’univers du Coran. Je commençais à pénétrer dans la maison de l’autre.
Me revient en mémoire, les nombreux moments où j’ai été saisi, invité à être devant la face de Dieu, sans mots, parce que c’était Lui. Mes repères étaient bousculés ; un peu comme lorsqu’un homme du Nord traverse l’équateur et que ses références paraissent s’inverser Des frontières étaient traversées ; j’étais sans doute décontenancé, mais, indiscutablement, j’étais mené au seuil de la contemplation. Que ce soit à Fez ou que ce soit à Sainte Marie du Désert, une autre voie spirituelle m’ouvrait sa porte. Mais que peut-on en dire avec des mots ?
Une crainte m’avait longtemps habité. Avant d’être responsable du SRI, je priais ainsi : " Seigneur, je vais vivre avec des frères et des sœurs qui croient en Allah, le Dieu unique ; merci de m’ouvrir à cette voie spirituelle. Mais, ô Christ, permets–moi de te le demander avec insistance : Que je ne sois jamais entraîné à te mettre entre parenthèses. "
Dix ans après, je suis émerveillé de ce qu’une longue fréquentation des musulmans m’a fait découvrir d’aspects du Christ que j’ignorais. Un ami musulman m’en avait averti : " Tu verras, l’islam te poussera à connaître du Christ des choses auxquelles tu ne pensais même pas. " Dois-je=" avouer que l’affirmation m’avait étonné ? Peut-être même m’avait-elle blessé ? Aujourd’hui, je peux noter les principales découvertes.

La première concerne le monothéisme de Jésus . A l’évidence, Jésus tout comme ses disciples, était un vrai monothéiste ; avec son peuple il était viscéralement marqué par le monothéisme. Sur les genoux de sa mère, Myriam, Jésus avait été initié à la foi de ses pères ; il avait été nourri de la Bible. " Il n’est pas de Dieu hors de Toi " (Sir.36, 4)

Tout en restant dans une grande réserve, on peut s’approcher de la prière de Jésus, de ses nuits solitaires devant son Père. Peut-on dire plus ? Parler du mystère de Jésus ? Jean laisse pressentir sa condition de Fils : " Le Père et moi, nous sommes un " ; " Tu es en moi et moi en toi… " Mais Jésus reste d’une si grande discrétion : c’est un secret que les hommes ne peuvent encore porter, même ses plus proches. A la transfiguration, pendant qu’Il priait, le mystère, comme en un clin d’œil, va se dévoiler ; mais Jésus demande qu’on n’en parle à personne.
En fait c’est dans sa mort que se découvre le mystère du Christ ; et c’est un centurion romain qui s’exclame : " Cet homme était vraiment le fils de Dieu. " Cet effet de miroir n’est pas sans importance pour la théologie, et même pour la dogmatique chrétienne : c’ est au travers de la passion et de la mort du Christ que nous pouvons avoir accès au mystère du Christ. La mort du Seigneur est la porte d’entrée de la théologie trinitaire. A quelle forte humilité ne sommes-nous pas tenus, chrétiens, monothéistes, lorsque nous évoquons - dans le sillage de Jésus-Christ - le mystère trinitaire !

Dans un tout autre champ, se produisit également une mise en question de mes préjugés. Il s’agit de la violence. Les politologues ont tellement identifié le jihad comme ce qui conduit à la guerre que sa signification spirituelle en était obscurcie. Ici, la lecture continue du Coran est une école fort instructive : puisqu’il s’agit principalement des efforts de conversion intérieure. Inopinément, s’impose à moi une comparaison avec la démarche demandée aux chrétiens pour le Carême : " Les yeux tournés vers le Christ, menons le combat de Dieu. "
Par ailleurs une chose devient évidente pour moi. On m’avait dit que le Coran incitait à la violence ; et ceci est vrai pour quelques passages " descendus " à Médine, en temps de guerres tribales. Mais la récitation des psaumes devient un moment rude pour moi : que de cris de vengeance ou d’appels à la mise à mort de l’ennemi. La prière liturgique de l’Église est habitée par ces violences. N’est-ce pas l’indication que toutes nos communautés sont guettées par la tentation de violence et que nous sommes, musulmans ou chrétiens, sans cesse appelés à un effort de conversion pour ne pas être infidèles aux messages de l’unique Dieu ?

Du tréfonds de la prière, jaillissent alors des questions. A commencer par celle-ci : Pourquoi l’islam ? Pourquoi Mohamed n’a-t-il pas rencontré de vrais témoins chrétiens ? Pourquoi, à ce qu’il m’en semble, n’a-t-il connu que des gens qui se disputaient à partir de concepts grecs, ou plutôt à partir de débris de concepts grecs ? S’ouvre alors un long travail sur nos mémoires : Mohamed n’est-il pas contemporain de Grégoire le Grand écrivant au moine Augustin ? Mais, alors, pourquoi cette présence chrétienne réussie aux Angles et pas aux Arabes ? C’est le genre de question qu’il faut accepter de laisser sans réponse aujourd’hui et, comme Christian de Chergé, il me faut attendre avec un grand désir la lumière au moment de la rencontre définitive...

Christ et son Évangile sont une telle joie pour moi que je ne peux pas ne pas espérer que mes amis musulmans puissent le connaître… Mais mes frères et mes sœurs de l’islam sont habités à mon égard d’un intense désir symétrique ! Les uns et les autres sommes invités à perdre la maîtrise de ce double souhait : à Dieu et à Dieu seul appartient la conversion des êtres. Nous sommes renvoyés à l’ Esprit dont " on ne sait ni d’où il vient ni où il va ."
Voilà de petits pas, mais il s’agit des commencements de voyages au long cours : une invitation au pays des autres. Dès lors, comment ne pas souhaiter, parmi les chrétiens et les musulmans de ce pays, qu’un bon nombre s’y risquent à voyager et ce sans avoir à quitter nos terres ? Ici on ne peut manquer de penser aux grands devanciers : à Charles de Foucauld redécouvrant Dieu au contact de l’islam, à Louis Massignon, surtout, qui a pratiqué l’hospitalité sacrée et qui nous en a ouvert les voies.

L’avenir de notre pays et la possibilité d’y vivre une véritable convivialité supposent qu’on ne s’enferme pas dans la prison d’une réciproque méfiance : l’autre nous attend sur le seuil de sa maison. Quant à l’Église, Raymon Panikkar, ce fils d’un père indien et d’une mère espagnole, l’avait fort bien diagnostiqué : si l’Église se maintient à distance de l’autre (autre culture, autre religion, etc.), jamais il n’y aura de rencontre féconde ; l’Église demeurera stérile, tout comme un couple qui utiliserait en permanence des préservatifs ...