La démocratisation du Moyen-Orient : leurre ou réalité ? Les événements intervenus sur la scène moyen-orientale depuis bientôt un an tendent en tous cas à donner du crédit à l’idée selon laquelle les soubresauts connus par certains points de cette région préfigureraient d’un avenir sinon des plus glorieux, du moins des plus prometteurs. Une vision des événements prônée par l’Administration américaine, certes, mais également par un nombre croissant d’éditorialistes arabes. Dès lors, est-il raisonnable de vouloir deviner dans les éclaboussures du bourbier américain en Irak les germes d’un avenir rayonnant pour la région ? Les temps ne sont pas si lointains où le Moyen-Orient était considéré par beaucoup comme étant une vaste étendue aux contours géographiques parfois flous, mais au caractère dictatorial certain et affirmé. Si aujourd’hui, le projet de « Grand Moyen-Orient » avancé par les Etats-Unis a eu son rôle dans la dilution de la délimitation des frontières régionales concrètes de cette région, d’aucuns considèrent cependant que la sclérose des régimes moyen-orientaux serait en train de connaître un relatif déblocage. De l’Afghanistan à l’Arabie saoudite en passant par l’Egypte et le Liban, tant a en effet été dit – et constaté – depuis la mise en place dans ces pays de diverses expériences ou opérations électorales. Mais toute élection, quelles que soient sa forme et son degré, rime-t-elle pour autant avec démocratie ? Sur ce point, les faits paraissent beaucoup plus nuancés.

L’exemple afghan a évidemment incarné, aux yeux de maints observateurs, un exemple irréfutable de ce que l’imposition d’un scrutin à une population donnée pouvait générer des conséquences positives. C’est ainsi que les élections présidentielles du 9 octobre 2004, qui consacrent Hamid Karzaï, homme lige des Américains, à la tête de l’Etat afghan, suivies des élections législatives de septembre 2005, dont les résultats sont prévus pour la fin du mois d’octobre, sont autant d’événements qui ont permis au président Georges W. Bush de bien rebondir, tant leur aspect formel semblait à maints égards favorable à l’ordre impitoyable qui régnait sous le régime des Talibans. Les élections législatives irakiennes du 30 janvier 2005, voulues et imposées aux Etats-Unis par l’ayatollah Ali Sistani, figure la plus emblématique du chiisme irakien, bénéficieront au final de la même sollicitude américaine, le président Georges W. Bush en profitant même pour faire de la « réussite » de ce scrutin l’un des points principaux de son discours sur l’état de l’Union du 2 février 2005. Au Liban, les législatives du printemps 2005, intervenues dans la foulée de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri et du retrait des troupes syriennes qui s’en est suivi, provoqueront le même satisfecit américain. Il en ira enfin de même concernant les scrutins municipaux saoudiens du premier semestre 2005 et les élections présidentielles égyptiennes du mois de septembre de la même année, tous deux dus d’ailleurs, d’une manière ou d’une autre, à des pressions américaines.

L’Administration du président Bush semble cependant avoir des considérations que la logique ne connaît pas, fait qui se vérifie dans chacun des cas précités. Ainsi de l’Afghanistan, qui avait pour seul candidat présidentiel crédible un fidèle allié des Etats-Unis, et où l’évincement officiel des talibans n’a pas pour autant contribué à la neutralisation de ces derniers, ni même à l’amélioration des conditions de vie des Afghans en général, bien au contraire. De même concernant l’Irak, un pays dans lequel tout le processus électoral qui court a pour effet principal d’accentuer les clivages d’ordre ethnique, tribal, religieux ou encore confessionnel de ses citoyens, comme le prouve l’abondante référence faite aujourd’hui aux revendications des Kurdes, chiites et sunnites irakiens indépendamment de leur affiliation nationale. Schéma qui se retrouve d’ailleurs, de manière troublante, au Liban, pays au sein duquel le repli confessionnel, quand bien même on peut lui trouver des précédents historiques, n’en a pas moins fortement empreint le scrutin législatif du printemps dernier. Quant à la satisfaction affichée par l’Administration Bush vis-à-vis des scrutins saoudien et égyptien, peut-être aurait-elle pu bénéficier d’un minimum de crédibilité si elle n’était pas tombée en contradiction avec les critiques acerbes assénées précédemment par leurs soins vis-à-vis de ces régimes. Rappelons que le scrutin présidentiel iranien, qui a mobilisé 70% des électeurs iraniens, et qui a consacré le conservateur Mahmoud Ahmadinejad à 60% des suffrages exprimés, ne bénéficiera pas pour sa part du même hommage de la part des Etats-Unis. « Les élections iraniennes ne nous ont pas trompé… elles n’ont trompé personne » déclarera notamment un représentant du département d’Etat américain en septembre 2005 à l’occasion d’une conférence prononcée à l’ambassade américaine à Paris sur le thème de la démocratie au Moyen-Orient. Pareil réflexe ne s’était pourtant pas manifesté de la part de Washington quand, en janvier 2005, 98% des sunnites d’Irak avaient décidé de boycotter un scrutin législatif dont ils contestaient le bien-fondé à un moment où leur pays demeurait – et demeure toujours – sous occupation étrangère. De même, les tournées entreprises par l’ambassadeur des Etats-Unis au Liban dans un grand nombre de bureaux de vote libanais, le long du scrutin législatif du printemps 2005, seront tout sauf considérées de leur part comme étant une forme d’ingérence indirecte dans les affaires du pays du Cèdre.

Le « vent de démocratie » qui soufflerait actuellement au Moyen-Orient est donc loin d’avoir fait ses preuves. Mais qu’est-ce qui se profile vraiment dans cette région ? Est-il réellement démesuré de vouloir considérer que l’année 2005, qui s’est caractérisée par une série non négligeable de scrutins électoraux, risque d’être considérée à terme comme un nouveau point de départ dont seule l’issue reste pour l’instant incertaine ? On ne manquera pas de remarquer que les seules opérations électorales à peu près sérieuses, telles qu’elles sont apparues en Afghanistan, en Irak et au Liban, ont toutes été la conséquence d’une conjoncture particulièrement violente. Les deux premiers pays n’auraient en effet probablement pas connu un tel scrutin sans l’intervention de forces armées étrangères en leur sein, tandis que le Liban a connu des élections législatives qui, si elles étaient prévues constitutionnellement, n’ont pas moins vu leur issue déterminée en large partie par le séisme provoqué par l’assassinat de R. Hariri. S’ajoute à cela la stratégie d’ « instabilité constructive » pour laquelle Washington aurait opté vis-à-vis du Moyen-Orient, qui passe par une volonté de déstabilisation des régimes en place les plus anti-américains de manière à y provoquer, d’une manière ou d’une autre, un changement de régime annonciateur de dirigeants bien plus acquis aux causes américaines. Un scénario purement fictif, issu d’une théorie du complot extrêmement chère aux opinions publiques arabes ? Cela reste à vérifier. Car si aucun régime en place ne semble, en apparence du moins, avoir du subir jusqu’ici les conséquences d’une éventuelle déstabilisation manipulée en sous-main par Washington, les soulèvements à répétition des Kurdes de Syrie, ainsi que les diverses manifestations qu’ont récemment entrepris les Arabes du sud de l’Iran, font largement penser à un scénario qui reste posé pour l’ensemble du Moyen-Orient : celui d’une redéfinition de ses frontières politiques qui serait fonction, droit des peuples et des minorités à l’autodétermination « oblige », de la répartition spatiale effective des communautés confessionnelles qui vivent en son sein. Et c’est bien évidemment sur ce point que les configurations irakienne et libanaise actuelles laissent à penser que le projet de « Grand Moyen-Orient » américain est loin d’avoir été délaissé par une Administration américaine qui se fait pourtant – et paradoxalement – de plus en plus discrète à ce sujet.

Il va de soi que Washington ne peut se permettre de laisser le Moyen-Orient s’embraser ad vitam eternam. C’est bien plutôt d’un Moyen-Orient affaibli – à défaut d’être pacifié – que les Etats-Unis ont besoin, étant donné que le maintien de leur fort potentiel à terme ne saurait réellement être assuré tant que courra le risque de voir émerger un grand concurrent, chinois soit-il ou non. Mais la Chine, justement, a un potentiel économique fulgurant qui la rend d’autant plus suspecte, du point de vue des Etats-Unis, qu’il est désormais établi que l’économie américaine constitue le réel talon d’Achille de la première puissance mondiale. Or, Washington ne peut évidemment se permettre d’occuper sur le terme deux fronts à la fois, sous peine de voir ses capacités d’action et d’influence sérieusement écornée. C’est à ce titre que l’on peut d’ores et déjà pointer les dessous effectifs du projet de « Grand Moyen-Orient » : un projet dans lequel les communautés moyen-orientales opéreraient un repli sur elles-mêmes, qui plus est de manière toute démocratique puisque chacune d’entre elles procéderait à la désignation de son propre leader… communautaire. Seule ombre au tableau : un tel projet implique évidemment une mise à mal des Etats nationaux tel qu’ils existent dans leur configuration contemporaine. Le Moyen-Orient serait-il dès lors en passe de préfigurer le visage à venir d’un système international qui aurait procédé à un délitement des Etats unitaires dans la perspective de l’établissement d’un ordre nouveau basé sur la coexistence de grands ensemble politico-économiques ? Si tel est le cas, il reste à voir selon quelles modalités un éventuel successeur de la Ligue arabe pourra s’imposer et prétendre composer d’égal à égal avec ces supposés acteurs globaux qu’incarneraient alors l’Union européenne, l’Union africaine, l’ASEAN… et les Etats-Unis.