"Ni sanction, ni test" selon Mohammed VI, étape sur la voie de l’autodétermination du peuple marocain selon le gouvernement, le scrutin du 27 septembre revêt pour le pays un enjeu double : retrouver la légitimité de l’action politique et celle du multipartisme. Entre les déclarations du roi Mohammed VI, dans lesquelles il ne considère les les élections du 27 septembre ni comme une sanction, ni comme un test, et le discours gouvernemental qui les envisage comme une étape sur la voie de l’autodétermination du peuple marocain, se situent les enjeux réels de ces législatives, que tout le monde espère sincères et transparentes. Ces enjeux se rapportent essentiellement à la quête d’une double légitimité perdue : légitimation de l’action politique et légitimation du multipartisme.

Le Roi et le gouvernement d’alternance, chacun à sa manière, entendent réhabiliter l’action politique.

Les enjeux du Roi : l’efficacité

Dès son intronisation le 23 juillet 1999, le Roi a dû déployer des efforts considérables pour renforcer les sources de sa légitimité érodée par des choix et des orientations politiques qui ont conduit à l’émergence d’une forte opposition incarnée par les courants islamistes. Le Roi ne pouvait plus se contenter de faire prévaloir sa légitimité historique et religieuse. Il devait également se pencher sur les moyens de renforcer sa légitimité populaire. Ainsi est né le concept du "Roi des pauvres", qui exprime de manière assez forte cette volonté de mettre en place des mécanismes d’accompagnement, axés notamment sur la priorité accordée aux questions sociales et à la solidarité.
Mohammed VI devait exprimer cette orientation à travers la formule du "Jihad économique", qui est appelée à renouveler les visions et les méthodes d’action pour rompre définitivement avec des politiques unanimement rejetées. Les nouveaux choix idéologiques sont illustrés par la formule "ère nouvelle" qui appelle, donc, à instaurer un nouveau concept de l’autorité. C’est ce qu’a exprimé Mohammed VI lors de son discours de Casablanca en octobre 1999. Mais elle appelait également à instaurer un nouveau concept de l’action politique à réhabiliter. C’est pourquoi le Roi n’a cessé d’appeler de ses vœux le rejet de toute politique politicienne.
En focalisant sur les nécessités de promouvoir un développement économique durable, il s’agissait de trouver les moyens susceptibles de renforcer la légitimité populaire. Le concept d’efficacité est alors devenu la pierre angulaire des orientations de Mohammed VI. Cette efficacité a été synonyme de technocratie. C’est d’ailleurs au nom de cette efficacité que Driss Jettou a été placé en novembre 1999 à la tête du ministère de l’intérieur.
L’efficacité, dans les discours du Roi, est intimement intégrée à l’espace économique et à l’espace politique. Elle s’opère à travers quatre dimensions :
1) La nécessité de réformer les partis politiques. Dans ce cadre, le Roi a, à maintes reprises, invité les formations politiques à renouveler leurs moyens d’action, notamment en se démocratisant davantage et en rationalisant leurs approches. Dans son dernier discours du 20 août, Mohammed VI a confirmé que les partis ne seront, désormais, perçus qu’à travers leur légitimité démocratique.
2) Les collectivités locales et les institutions représentatives sont appelées à jouer un rôle phare dans le développement économique.
3) L’élection d’un Parlement performant, en choisissant les députés les plus habilités à représenter la Nation et à guider l’exécutif dans sa gestion des affaires publiques.
4) Un nouveau concept de citoyenneté, basée sur la performance pour créer les conditions idoines pour l’investissement et l’emploi.
Par conséquent, les enjeux des échéances du 27 septembre pour réhabiliter la légitimité du Roi prennent deux directions : l’organisation d'élections dans leurs délais constitutionnels, ce qui constitue un atout majeur pour leur crédibilité, et la formation d’un Parlement qui reflète fidèlement les potentialités dont regorge le Maroc.

Les enjeux du gouvernement de l’alternance : la représentativité

Le gouvernement d’Abderrahmane Youssoufi, dans sa première ou sa deuxième version remaniée le 6 septembre 2000, a été appelé gouvernement de l’alternance consensuelle. Cette appellation ôte à ce gouvernement toute légitimité démocratique, puisqu’il n’est pas issu des urnes. D’ailleurs, les partis de la Koutla démocratique ont justifié leur participation à ce gouvernement par leur souci d’épargner au Maroc la "crise cardiaque" envisagée par Hassan II.
C’est en ce sens que la première déclaration gouvernementale, prononcée par Youssoufi devant le Parlement en avril 1998, a reflété le souci de son équipe de s’assurer une légitimité populaire en remplacement d’une légitimité parlementaire, eu égard aux nombreuses contestations formulées au lendemain des élections du 14 novembre 1997. Cette orientation allait faire basculer le discours du gouvernement vers un excès de populisme, si ce n’est les nombreuses critiques formulées à l’égard de son rendement. Ces critiques ont porté essentiellement sur son manque de visibilité et sur la lenteur d’exécution des promesses électorales. Youssoufi a alors opté pour un autre discours, pointant du doigt le "lourd héritage des gouvernements précédents", les "contraintes" et les "foyers de résistance au changement".
Cependant, si le gouvernement n’a pas pu résoudre la crise socio-économique, il a, en revanche, adopté l’approche politique pour se doter de la légitimité populaire, notamment en axant ses interventions sur l’élargissement de l’espace des libertés publiques.
Or même s’il peut paraître que la quête du Roi et celle du gouvernement se rejoignent quant au contenu, elles diffèrent sensiblement par les préalables. Pour le Roi, les enjeux renferment une connotation socio-économique, alors que ceux du gouvernement se basent sur une dimension politique. En effet, idéologiquement, le Roi s’active dans le cadre d’une "nouvelle ère" fondée sur l’efficacité, et le gouvernement met en avant le concept de la "transition démocratique" fondé sur la représentativité. C’est pourquoi, on comprend aisément Youssoufi quand il disait que s’il arrivait à organiser, pour la première fois au Maroc, des élections libres et transparentes, son gouvernement aurait accompli sa mission.
Le gouvernement actuel, et surtout les partis de la Koutla le composant, cherchent à travers ces élections à se doter d’une légitimité perdue et à la renforcer en concourant à élire un Parlement crédible, qui mette fin aux précédentes expériences parlementaires. Ainsi, ce gouvernement pourra se transformer d’un gouvernement d’alternance consensuelle à un gouvernement de changement.

Parmi les autres enjeux du scrutin du 27 septembre, il y a le souci de dépasser le multipartisme formel et d’instaurer un authentique multipartisme.

Rejeter le multipartisme formel

Le multipartisme ne peut incarner la démocratie que s’il est conforme au pluralisme politique. Le premier relève du cadre législatif, mais le second est sécrété par la réalité sociale. Donc, il ne peut y avoir de démocratie que s’il y a conformité et complémentarité entre la législation et la réalité, dans la mesure où un courant politique s’exprime à travers un cadre organisationnel adéquat.
Au Maroc, le multipartisme a été adopté au lendemain de l’indépendance lorsque Mohammed V l’a annoncé dans son discours de mai 1958. Cette orientation a été corroborée par l’adoption du Dahir des libertés publiques de novembre 1958, et par l’adoption de la constitution de 1962. Cependant, ce pluralisme est resté formel pour deux raisons : affaiblir les partis insoumis et assurer un équilibre politique.
Ce choix répondait au souci de l’autorité de garder l’unipolarité du jeu politique. Dans la pratique, il y avait une pensée unique exprimé par plusieurs formations. Les partis qui refusaient ce jeu étaient soumis à des restrictions, voire à l’interdiction. Cette politique a été menée des années durant au nom de "l’unanimité". C’est cette unipolarité qui a conduit à exclure les "sans appartenance politique" (SAP) du jeu électoral, selon une interprétation exclusive de Hassan II de l’article 3 de la Constitution. Cela a été appliqué lors des élections législatives de 1984 et lors de l’élection de la Chambre des conseillers en 1997.

Adopter le pluralisme politique

La légitimation du multipartisme passe par l’instauration du pluralisme politique. C’est là où se situe l’autre enjeu du 27 septembre. Pour cela, trois conditions sont nécessaires :
1) Légitimer l’action des partis de l’opposition actuelle, notamment l’Union constitutionnelle, le parti national démocrate et le Mouvement démocratique et social. Ces partis ont toujours été qualifiés de "partis de l’administration". Mais ils ont pu, après les élections de 1997, jouer le rôle d’opposition au gouvernement (et non au pouvoir) pour la première fois de leur existence, malgré les doutes exprimés quant à leur capacité à survivre. Bien plus, ces formations ont démontré leur force lors de l’élection du tiers sortant de la Chambre des conseillers en septembre 2000. Les prochaines échéances constitueront une nouvelle étape dans leur parcours. Dans tous les cas de figure, après les élections, ces partis doivent remodeler leurs méthodes d’action puisqu’ils ne seront plus considérés comme "partis de l’administration".
2) Légitimer les nouveaux partis, puisque c’est la première fois dans l’histoire du Maroc que l’on assiste à une telle floraison de formations politiques. Au moment où ces lignes sont imprimées, vingt-six partis sont en lice pour les élections de septembre, dont onze nouvellement créés. Si l’on exclut la fusion de trois groupements ayant formé le Parti de la gauche socialiste unifiée (OADP, Mouvement pour la démocratie, Démocrates indépendants en plus du groupe Al Maidane), six partis sont nés de scissions. Il s’agit du Congrès national Ittihadi, de l’Union démocratique, du Parti de la réforme et du développement, du Parti de l’environnement et du développement, du Parti Al Aâhd et du Parti du renouveau et de l’équité. Quatre autres partis ont été nouvellement créés et participent pour la première fois au scrutin. Il s’agit de Forces citoyennes, de l’Alliance des libertés, d’Initiatives citoyennes pour le développement et du Parti marocain libéral.
Par le passé, les nouveaux partis ont toujours été considérés comme des créations destinées à fausser le jeu électoral. Mais actuellement, ces formations sont perçues comme l’expression concrète de l’élargissement des libertés. Et si auparavant un parti était considéré comme un privilège, actuellement il est considéré comme un droit.

Autoriser les SAP
à participer aux élections

Dans ce cadre, le Conseil constitutionnel a rejeté le projet de loi gouvernemental qui n’avait pas autorisé les SAP à se présenter aux élections. Or, malgré les barrières insurmontables dressées devant leurs candidatures (100 signatures de caution au niveau local et 500 signatures au niveau national), le principe même de leur participation a été consacré en conformité avec les dispositions de la Constitution et tend à renforcer la tendance de la consécration du pluralisme politique.
Le Maroc aujourd’hui espère bien retrouver deux légitimités perdues à travers les méandres de l’ancien jeu politicien : la légitimité de l’action politique et celle du pluralisme. Cependant et dans les conditions objectives et subjectives actuelles, plusieurs interrogations sont formulées quant à la capacité des Marocains à gagner ce pari. L’élection d’un Parlement performant et représentatif sera-t-il à même de consacrer réellement le pluralisme politique ? Les élections du 27 septembre peuvent ne pas répondre amplement à cette question.