Homme de communication connu et reconnu, Noureddine AYOUCHE a fondé plusieurs associations travaillant sur le micro-crédit et sur l'alphabétisation en milieu rural. Entretien, à la veille des législatives, pour esquisser le rôle de la société civile dans un Maroc en refondation.

La Médina : Homme de communication et acteur de premier plan de la vie associative marocaine, pourriez vous nous retracer votre parcours ?
Noureddine Ayouche : Ma formation parisienne me prédestinait à la sociologie, mais j’ai atterri dans la communication. Tout s’est joué fin 1972 à la faveur d’une rencontre avec le directeur de l’Agence Havas. Depuis, et malgré mon désir d’aller vers ma vocation première qu’est l’enseignement, j’ai fait de la communication mon métier en créant notamment l’Agence Shem’s, qui sera le point de départ d’une série de structures dédiées à la publicité, au design et aux relations publiques. J’ai également fondé une revue, Kalima, qui fut en son temps une référence en matière de presse magazine. Parallèlement à ma carrière de communicateur, je me suis intéressé de près à l’action associative. Jeune étudiant à Paris, je participais déjà à l(alphabétisation des travailleurs marocains et algériens immigrés. J’ai lancé par la suite la Fondation Zakoura, une structure spécialisée dans le micro-crédit, l’une des toutes première en son genre en Afrique. Pour l’année en cours la Fondation va accorder 240.000 micro-crédits, et continue à impulser une dynamique de développement orientée vers le milieu rural, notamment par l’alphabétisation des enfants et des adultes. Notre Fondation a alphabétisé plus de 40.000 adultes partout au Maroc, et scolarisé plus de 10.000 enfants dans 207 écoles situées en milieu rural. Plus récemment, nous venons de construire 60 maisons de Douars, grâce à la Fondation Mohamed V pour la Solidarité. Cette action s’inscrit dans le développement intégré des Douars qui comprend, outre le micro-crédit, l’éducation non formelle des enfants, l’alphabétisation des adultes, la formation professionnelle et la santé.
Le Maroc s’apprête à vivre un scrutin législatif important. Quel regard portez-vous sur l’événement ?
Je voudrais souligner un fait important. C’est la première fois au Maroc que le Ministère de l’Intérieur entreprend une importante campagne de communication en faisant appel à des professionnels. Cette campagne structurée, réfléchie, fait appel à tous les médias, télévision, radio, presse et affichage, afin d’informer et de sensibiliser la population marocaine à l’importance de ces élections.
Il faut remarquer également qu’un certain nombre de partis utilisent pour la première fois le marketing politique. Certains ont confié leur campagne à des agences de communication. C’est une première au Maroc.
L'autre observation est la complexité du mode de scrutin de liste adopté cette année. Des personnes averties, dirigeants d'entreprises, ou universitaires ne comprennent pas ce mode de scrutin tellement il est complexe. Comment voulez-vous que les 50% de la population qui sont analphabètes s'y retrouvent. C'est un véritable cauchemar.
En ce qui concerne la campagne électorale elle-même, force est de constater que le nombre élevé des partis en compétition a de quoi désorienter l'électeur. Ajoutons à cette confusion ambiante le système des symboles choisis par chaque parti (chameau, théière, voiture, abeille, etc.), et voici notre électeur en train de méditer sur ses préférences, la signification de tel ou tel objet, la puissance de tel animal par rapport à tel autre, …. Sans prêter garde au contenu du programme du parti, si contenu il existe. Ce recours à des logos cache une triste vérité: un analphabétisme qui touche encore plus de 50% de la population, dont 80% de femmes, et ce 50 ans après l'indépendance ! Ceux qui ont gouverné le pays durant cette période devraient avoir honte.

Le paysage politique marocain se caractérise, entre autres, par son éclatement. N’y a-t-il pas un risque que l’effort de communication se disperse et perde ainsi sa cible ?
Vous soulevez là une question fort importante. Vous savez, comme pour toute démocratie, il y a parfois des ratages. Je suis pour ma part très déçu quant à la prolifération des partis politiques au Maroc. Plusieurs de ces formations n’existent que par la volonté de leurs dirigeants. Ce sont des affaires personnelles conduites dans l’optique d’intérêts personnels. La profusion de l’offre politique pénalise la citoyen dans la mesure où elle brouille les possibilités de choix, d’autant plus que les programmes se recoupent, parfois dans leur inexistence.

Dans certains quartiers de Casablanca, des associations ont interpellé les candidats sur leur programme et le sens de leur action. Est-ce le signe d’un éveil citoyen ?
Cette démocratie locale, qui provient des quartiers populaires surtout, est une excellente chose. Cela démontre qu’il y a en effet une citoyenneté vivante qui interpelle les partis, et qui demande à s’exprimer. Je regrette que les partis n’aient pas spontanément fait appel à des compétence de cette société civile. Une telle initiative aurait à mon avis régénéré et renforcé le partis politiques.

A quoi est due la défiance des partis à l’égard de la société civile ?
Au manque de vision des dirigeants des partis politiques qui ne comprennent pas l’intérêt de l’ouverture sur la société civile. Au fond les deux parties ne se connaissent que de fraîche date. Avant ces toutes dernières années, les partis politiques ignoraient superbement l’action de la société civile. Ce qui n’est plus le cas maintenant, mais n’oublions pas les considérations personnelles de beaucoup de membres des partis politiques qui recherchent avant tout à occuper un poste au parlement en guise de récompense de leur engagement politique, et ne désirent nullement s'ouvrir à la société civile..
Les partis politiques se rendent compte aujourd'hui que la société civile accomplit de nombreuses tâches qu'ils sont sensés assumer, essentiellement en matière d'action sociale, et d'encadrement des populations sur le terrain. Toutes les forces vives de notre pays devraient s'unir et rechercher à travers leur synergie un plus grand impact auprès de la population.
On remarque, parmi les têtes de listes, la rareté des femmes. Est-ce un indice du degré d’évolution de la société marocaine ?
certains saluent l'initiative d’imposer un quota de femmes au parlement. C’est une première. Elle est timide, très timide, je vous l’accorde. Moi je ne suis pas pour cette liste nationale. J’aurais souhaité que les femmes soient proposées par les partis politiques en tête de liste au niveau des circonscriptions. Ainsi elles auraient eu davantage de chances de passer. Il y a effectivement une espèce de paternalisme, voire de patriarcat, qui sévit encore au Maroc, et qui fait que la femme est encore marginalisée. Dans beaucoup de domaines la femme pourrait occuper un poste ministériel, voire, ce qui pourrait être extraordinaire, le poste de Premier Ministre. Il n’y a aucune raison pour que cela ne se produise pas au Maroc. Je trouve scandaleux que certains partis dits de gauche n'aient présenté aucune femme tête de liste sur le plan local, alors que le PJD en présente quatre, et l'Istiqlal trois.
Néanmoins il y a des changements visibles qui s’opèrent dans ce domaine principalement par le Roi avec la nomination de femmes compétentes dans plusieurs postes économiques et politiques importants.

On remarque que la société civile comble le retrait de l’Etat sur de nombreux points. Comment expliquez-vous ceci ?
Nous sommes encore un pays en développement, qui n’a pas beaucoup de moyens. Un pays où les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir n’ont pas rempli leurs engagements. Nous sommes aussi dans un pays où la société civile et les O.N.G ont toujours eu vocation à occuper l’espace laissé vacant par les pouvoirs politiques. Les O.N.G marocaines ont atteint une dimension internationale et acquis une pratique éprouvée dans le domaine socio-économique et de lutte contre la pauvreté et l’ignorance. Je souhaiterai à cet égard qu’il y ait un véritable partenariat entre les associations et le gouvernement. Ce partenariat se ferait sur la base d'une stratégie avec des objectifs à atteindre, comme par exemple réduire véritablement la pauvreté au Maroc, éradiquer l’analphabétisme, contribuer à l'approvisionnement en eau et électricité le milieu rural, etc. Le gouvernement, seul, ne peut pas tout faire, et la société civile non plus. Notre Fondation a proposé au Premier Ministre, il y a exactement trois ans, un important programme social touchant plus de 14 millions de personnes à travers le micro-crédit, l’éducation, la santé et la formation professionnelle. 60.000 emplois allaient être crées par ce programme. Cette action nécessitait un budget de près d’un milliard de dollars sur sept ans. J’en ai discuté avec les responsables de la Banque Mondiale. Ils étaient prêts à accorder un crédit très important de près de 500 millions de dollars au gouvernement, si ce dernier présentait un programme sérieux et le réalisait avec les O.N.G, avec un contrôle d’organismes nationaux et internationaux. Malheureusement le Premier Ministre, qui s’est réuni avec nous à plusieurs reprises en présence d’autres Ministres, et qui avait beaucoup apprécié notre proposition, n’a pas tenu ses engagements. Et c’est un des reproches que je fais à ce gouvernement. Il avait un véritable projet de société entre les mains et il l'a enterré.

Ce manquement de l'Etat n'a-t-il pas pour conséquence d'avoir laissé une place vacante aux organisations islamiques ?
Certes les organisations islamiques font un travail des plus formidables sur le terrain, mais je trouve regrettable d'utiliser la religion à des fins politiques. Je tiens à souligner que le rôle des islamistes demeure nettement inférieur à celui exercé par certaines associations dans la lutte contre la pauvreté et l'ignorance. Le rôle de la Fondation Mohamed V qui travaille en partenariat avec plus de 400 associations marocaines, d'Al Amana, de Bayti, de l'Heure Joyeuse, de Zakoura, et de bien d'autres, est très important dans le domaine socio-économique. Le Fonds Hassan II pour sa part a octroyé une subvention de 100 millions de dirhams à plusieurs associations de micro-crédit, dont la nôtre, pour renforcer leur action dans les quartiers populaires et dans le monde rural. Vous voyez bien que l'action sociale n'est pas uniquement l'apanage des islamistes. La presse occidentale est à la recherche de sensationnel. Elle ignore souvent le travail des associations pour braquer ses projecteurs sur l'action des islamistes. Il ne faut pas dresser les Marocains les uns contre les autres.

On entend souvent dire que le gouvernement n’est pas libre d’agir à sa guise. Que pensez-vous de cette affirmation ?
Je dois dire qu’il y a une part de vrai dans cette affirmation. L’action des ministères dits de " souveraineté " empêche parfois de voir qui fait quoi et qui en profite pour ne rien faire. Ceci dit je pense que le gouvernement ne s’est gêné pour masquer ses propres carences derrière cet alibi. Rien n’a été solutionné du côté de la bureaucratie de l’administration. Les problèmes sociaux ont été abordés timidement. Sur le plan économique, il n' y a pas un véritable décollage. Certes beaucoup de lois ont été votées, mais est-ce suffisant ? Il n'a pas non plus lutté contre le gaspillage. Dans le domaine de l’Education Nationale, savez-vous qu’il y a près de 2 milliards de dirhams de gaspillés chaque année. Pourquoi ? Parce que plusieurs Ministères gèrent ce secteur. Quatre exactement ! ce n’est pas normal. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas de gaspillage et un manque de vision et de stratégie.
Toutefois le gouvernement Youssoufi a incontestablement réalisé des avancées sur le plan démocratique, et entrepris des actions louables durant toutes ces années de sécheresse pour soutenir le monde rural.
Il faudrait qu’il y ait un gouvernement cohérent qui dispose de tout les pouvoirs exécutifs, et au dessus il y a le Roi pour évaluer et sanctionner s’il le faut. Le Roi devrait être un arbitre, un orientateur, un concepteur, doté de missions régaliennes telles que la sauvegarde de l’intégrité territoriale, l’unité nationale, ainsi que la fonction d’Amir Al Mouminine. A part cela tout ce qui relève du gouvernement doit être laissé au gouvernement. Il faut en finir une bonne fois pour toute avec cette notion de ministères de " souveraineté ", car tous les ministères le sont. Feu Hassan II avait instauré ce concept car il ne faisait pas entière confiance en la gauche marocaine. Mais celle-ci a démontré qu’elle respectait la démocratie et la Monarchie. A l’heure actuelle personne ne conteste la Monarchie au Maroc. Le gouvernement futur doit faire preuve de moins de frilosité et de plus de fermeté dans ses projets. Le Roi est très respectueux des droits et a une vision très nette pour l'avenir économique et social du pays.
Le Roi Mohammed VI est engagé dans la démocratisation du Maroc, et il est pour un assainissement politique. Aujourd'hui il est temps de revoir la Constitution pour mieux avancer dans un Maroc fort et démocratique où chacun a des droits et des obligations.

Revenons aux élections du 27 septembre et aux programmes, ne vous semble-t-il pas qu’il y a un certain décalage avec la réalité marocaine ?
Il est vrai que très peu de partis développent un véritable programme basé sur la réalité et les attentes du pays. La majorité des formations en lice s’accrochent à des bouts de formule, à des prophéties, et s'engagent dans une surenchère de promesses peu crédibles. Les programmes manquent de densité et de consistance, autant que les acteurs politiques manquent de contact réel avec la société. J’espère voir venir l’heure de la clarification, et j’espère surtout qu’il sortira du prochain scrutin un gouvernement cohérent doté d’une véritable marge de manœuvre. Le scrutin de liste favorisera-t-il cette issue ? J'en doute fort avec le nombre très élevé des partis politiques en lice, 26 au total. Mais espérons.

Quel Maroc entrevoyez-vous, à l’heure de la mondialisation et après le 11 septembre ?
Le Maroc est absent des enjeux capitaux de cette mondialisation. Nous avons approché les nouvelles technologies de manière trop timide. Il aurait fallu plus d’audace et de volontarisme dans l’appropriation des nouveaux outils technologiques. 40.000 abonnés au réseau internet, c’est fort peu, même si l’on peut ajouter les quelques 400.000 adhérents ou habitués des cybercafés. Nous ne disposons pas de matériel informatique dans les écoles. L'équipement en informatique des entreprises est très pauvre. Il est vrai que les moyens financiers font défaut, mais la culture des nouvelles technologies ne s'est pas encore enracinée dans notre pays. Certes un parc dédié aux nouvelles technologies a été ouvert cette année à Casablanca.
Il ne suffit pas d'avoir un secrétariat d'Etat en charge des nouvelles technologies de l'information pour dire que nous nous insérons dans la mondialisation.
Sur le plan audiovisuel, une nouvelle loi vient d'être votée pour libéraliser le domaine de l'information. Verra-t-on le privé s'engager dans la création de nouvelles chaînes de télévision et stations radio ? Tout le monde attend cette ouverture.
Ce sont des prémices prometteurs. Désormais il faut donner plus de consistance à) ces actions et nous engager résolument dans la modernisation de notre pays.