C’est une question cruciale aujourd’hui, eu égard aux tensions que vit le monde musulman et à l’image – souvent négative – qu’offrent de lui ceux qui, en Occident, postulent l’imminence d’un Choc des civilisations, et ceux qui, en terre d’islam utilisent la religion comme alibi à des fins de terrorisme et de violence. C’est une question cruciale, mais qui n’est absolument pas nouvelle ; il faut donc la dissocier des événements conjoncturels actuels, pour la repenser dans la durée et sur de nouvelles bases. Une civilisation florissante
Rappelons d’abord que l’islam est une religion de tolérance qui a produit une civilisation florissante et une des plus brillantes du monde. Cette religion a, dès l’origine, permis une effervescence intellectuelle et artistique sans précédent. Bagdad, Damas, comme Cordoue et Grenade furent, à n’en pas douter, des lieux où une civilisation raffinée, ouverte et policée s’était épanouie ; une civilisation qu’incarnèrent, des VIIIe au XIIe siècle (et même au-delà) des figures illustres : théologiens, mystiques, mathématiciens, médecins, astronomes, juristes, philosophes ou poètes. On peut même dire que sans leur héritage, la Renaissance, puis l’envol vers la modernité, de l’Europe n’aurait probablement pas eu lieu.
Gardons-nous donc des déterminismes culturalistes pour expliquer les enjeux actuels dans le monde musulman. C’est la crise de l’Empire, puis la fermeture des portes de l’Ijtihâd, aux environs des XIIe et XIIIe siècles, et plus tard les colonisations, qui portèrent un coup fatal à la création intellectuelle islamique. Si l’exégèse tolérante et humaniste, rationaliste et ouverte de l’Islam classique s’est arrêtée, c’est, en partie, à cause de certains ‘Ulamâ(s), serviteurs zélés de pouvoirs politiques despotiques et sur le déclin, qui en ont trahi l’esprit. Les courants dogmatiques ne l’ont emporté que parce que le pouvoir politique a voulu, très tôt, s’asservir l’autorité religieuse ; les débats théologiques ont, par la suite, été dominés
, quasiment en permanence, jusqu’à nos jours, par des considérations éminemment politiques ; la normativité religieuse n’a cessé dès lors d’être récupérée, déformée, manipulée et instrumentalisée à des fins partisanes. Mais aujourd’hui, dans un contexte de mondialisation et de malaises internes, on assiste paradoxalement à une profusion de débats, dans le monde musulman, sur tous les sujets de société. A dire vrai, les débats théologiques et philosophiques n’ont jamais cessé ; ils se poursuivent jusqu’à nos jours sur les droits de l’homme, l’émancipation de la femme, la sécularisation, l’égalité citoyenne, la conciliation de l’éthique islamique et de la modernité…Ce qui pourrait bien déboucher sur une Renaissance. Les tensions actuelles n’ont-elles pas, en effet, pour enjeux fondamentaux : le développement économique et l’invention démocratique, la conciliation des acquis universels d’une tradition naguère florissante et les exigences de la modernité ?

Pour un aggiornamento de l’islam
Mais, le monde musulman ne pourra pas éluder l’importante question de la réforme de l’islam et de son indispensable aggiornamento (à l’image de Vatican II). Ce problème est notamment lié à l’inexistence d’une autorité religieuse islamique centrale, autonome et légitime, capable d’offrir à tous les fidèles des points de repère, de contrôler les différents courants théologiques et de protéger l’islam de toute ingérence politique. L’absence d’une “Eglise”, ou d’une “papauté” – c’est-à-dire d’une bureaucratie institutionnalisée et légitime, d’une instance autorisée, seule, à édicter des normes, et à énoncer le type d’actualisation officielle du message coranique et prophétique qu’il convient d’opérer –, est doublement problématique. Elle autorise toutes les interprétations possibles (d’où une certaine cacophonie, voire des conflits acerbes) ; elle n’a surtout pas permis l’émulation nécessaire entre bureaucratie étatique et bureaucratie cléricale, qui aurait donc favorisé – à l’image de la trajectoire de développement historique en Europe – leur autonomie respective.
Rappelons que l’invention démocratique et la sécularisation en Europe ne se sont pas réalisées sur la base d’une tabula rasa religieuse. Au contraire, la contribution du christianisme – plus particulièrement, le protestantisme – à la différenciation des sphères, à l’individualisation des rapports sociaux et à la promotion de l’esprit laïc fut décisive. La théologie chrétienne a grandement contribué à penser la dualité temporel/spirituel et l’égalité des droits individuels. Le christianisme a même joué un rôle non négligeable dans la maturation démocratique, en facilitant la mise en place d’institutions autonomes. Néanmoins, ce combat démocratique, et en faveur de la sécularisation, s’était déployé, aussi, en réaction contre la volonté totalisante d’une Eglise qui refusa, pendant longtemps, l’autonomie de l’espace séculier. Ces conquêtes historiques se sont souvent imposées aux autorités ecclésiastiques. Globalement, la modernité occidentale s’était appuyée sur une prodigieuse avancée scientifique, technique, militaire et économique, ainsi que sur de nouveaux principes régissant l’ordre politique. Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, avec l’habeas corpus, la politique de Cromwell, l’esprit de l’Encyclopédie et la philosophie des Lumières, les révolutions américaine puis française, les sociétés occidentales ont progressivement posé les jalons d’un nouvel ordre démocratique. Cette évolution est en outre liée à la sécularisation, c’est-à-dire au processus qui, comme l’a si bien montré Marcel Gauchet, ne signifie évidemment pas la fin de la croyance religieuse, mais la fin d’un monde où le religieux était structurant et où il définissait l’économie du lien social. Cette dynamique de l’autonomie est à mettre en relation avec cet autre phénomène typique de la modernité politique qu’est, d’une part, la dissociation de la société civile et de l’Etat et, d’autre part, l’émergence de la figure de l’individu.
Le monde de l’Islam n’échappe pas à son tour à ces dynamiques. Et il n’y a aucune raison pour qu’il n’atteigne pas suffisamment de maturité pour s’accommoder au monde moderne, afin de concilier le contenu de sa spiritualité et l’accès à l’universel. L’islam n’est en aucune manière hostile à la démocratie et aux droits de l’homme. Ce sont des conquêtes relativement récentes de l’Europe, mais qui appartiennent désormais au patrimoine de l’humanité toutes entière ; ce sont donc des valeurs universelles.
L’islam a connu, tout au long de son histoire des débats pluriels et fructueux qui ont débouché sur une tradition islamique humaniste, ouverte, attentive à la liberté et à la responsabilité du citoyen dans la Cité. Cette seconde perspective a toujours existé ; on y a pris l’habitude de lire le Coran et de l’interpréter par référence au droit naturel ou à un droit positif distinct du droit divin. Le travail de la raison y est constamment sollicité. Dans une telle perspective, l’homme doit adapter les normes transmises aux circonstances forcément changeantes, en ne perdant pas de vue que les fins ultimes de toute spiritualité et de toute croyance religieuse sont : respect d’autrui, liberté de choix, dignité de l’homme, solidarité entre les membres de la société et paix civile. Cet islam humaniste et universaliste ne refuse nullement l’idée de sécularisation, d’autonomie des institutions administratives, judiciaires et politiques par rapport aux normes religieuses.

Refuser le déterminisme culturaliste
Le devenir de l’islam n’est nullement inscrit, une fois pour toutes, dans les débats des siècles passés, ni dans un déterminisme culturel. Ce devenir dépend plutôt des efforts que les musulmans, dans la diversité de leurs sensibilités, déploient pour maîtriser les contraintes et les défis des temps présents et tracer leur propre chemin vers la démocratie et la modernité. Les tensions actuelles dans le monde musulmans ne doivent pas être saisies sous l’angle culturaliste, mais analysées d’un point de vue politique. L’islam, en tant que spiritualité, a peu à voir avec ces situations qui provoquent conflits et revendications de toutes sortes. Certes, la responsabilité de l’usage fortement idéologisé et décontextualisé d’un certain nombre de référents coraniques incombe aussi bien aux pouvoirs qu’aux militants de l’islam politique. Des régimes, au demeurant impopulaires et liberticides, ont accentué les dérives idéologiques de l’islam, en cherchant à affaiblir les courants intellectuels critiques et en favorisant une vision étriquée de l’histoire de la civilisation islamique. Mais, comme l’observe à juste titre Mohamed Arkoun, si des acteurs sociaux opèrent cette instrumentalisation – doctrinalement infondée – de la religion, il appartient aux intellectuels critiques de déconstruire ce discours. A cet égard, on doit souligner le rôle crucial de l’école, des manuels scolaires et la promotion d’une véritable politique éducative ouverte à la pensée universelle.

Le rôle capital de l’éducation
Si les responsables créaient les conditions d’un pluralisme susceptible de faire évoluer les idées de civisme et de tolérance, notamment à travers l’école, l’idéal démocratique moderne pourrait devenir tout à fait viable dans les pays musulmans. L’action dans les domaines éducatif et culturel est, à cet égard, capitale. La première des priorités (avec celle de la justice sociale) est bien une refonte radicale du système éducatif. L’émergence d’une autorité religieuse indépendante n’est pas viable tant qu’on continue à entretenir cette discordance entre le vécu des individus dans des sociétés de facto largement sécularisées, évolutives, ouvertes au monde et un système désuet de valeurs véhiculées par les organes de la culture et de l’enseignement traditionnel. Si l’éducation est réformée de manière telle que l’école puisse propager des approches critiques – respectueuses certes de l’éthique de l’islam, mais à l’écoute des évolutions du monde –, la portée du fondamentalisme pourrait être assez sensiblement atténuée. Dans ces conditions, on peut même faire le pari que les élites islamistes, les plus novatrices, les plus ouvertes à la modernité et les plus pragmatiques, pourraient l’emporter dans les débats et combats, devenus désormais internes aux mouvements islamistes eux-mêmes. Mais pour que ces évolutions aient quelque chance d’aboutir, les divers courants se réclamant explicitement de l’islam politique doivent, de leur côté, cesser de considérer l’exigence de sécularisation comme étrangère et inconciliable avec la culture islamique. Ils doivent choisir des définitions de l’identité davantage centrée sur les thèmes universalistes et humanistes. Ainsi qu’on vient de le rappeler, des visions philosophiques et spirituelles se dessinèrent assez tôt au sein de l’islam posant les fondements d’une autonomie du politique à l’égard du pouvoir religieux, insistant sur la liberté de conscience, le respect de la dignité de la personne humaine et posant les jalons du pluralisme doctrinal et culturel. Il convient renouer avec cet héritage-là.
Les droits de l’homme et de la femme, la tolérance et l’Etat de droit, l’exigence du " vivre ensemble " dans le pluralisme et le respect des libertés… ne sont pas des valeurs occidentales ; il s’agit de valeurs universelles, également partagées et éprouvées historiquement par la civilisation musulmane. L’idée de démocratie laïque et celle qui considère que l’homme et la femme sont des sujets de droit ne sont nullement incompatibles avec la morale religieuse de l’islam. L’éthique et la morale religieuse sont, en principe, un ensemble de valeurs censés guider le croyant dans l’appréhension de la " voie juste " (c’est le sens étymologique de Sharî‘a), c’est-à-dire d’une vie spirituelle élevée. Mais, en même temps cet ensemble de fins et de normes de conduite ne répond pas à une axiomatique toute faite, immuable. L’éthique requiert le plus souvent dépassement, actualisation incessante du message spirituel, liberté, élan créateur… Et par dessus tout, l’exigence de responsabilité. Autrement dit, le réexamen permanent du rapport à autrui. En particulier, la réflexion sur les limites que l’homme s’impose pour vivre le plus humainement possible et en paix avec autrui.
Islamologue, Maître de conférence, Université de Picardie (Amiens)