Avec ses 225 millions d'adeptes, l'Indonésie est le plus peuplé des pays musulmans. Implanté dans l'archipel dès le XIe siècle, l'islam s'est adapté dans chaque île aux croyances et aux rites préalables. Au début du XXe siècle, la colonisation néerlandaise a institutionnalisé cette fragmentation juridique. Histoire d'une jurisprudence islamique singulière.

“L’unité dans la diversité”


Telle est la devise officielle de l’Indonésie—en langue nationale, le “bahasa Indonesia”, elle est bhinneka tunggal ika. La diversité à laquelle on fait référence est elle-même multiforme: géographique, culturelle, religieuse. On y compte plusieurs milliers d’îles, dont à peu près 3000 sont habitées, éparpillées sur une vaste aire océanique. Sur ces îles on trouve de nombreuses langues distinctes (ne parlons pas de “dialectes”); en somme, on trouve plus que 300 unités ethnolinguistiques. Les Javanais sont de loin les plus nombreux, avec 40% des 225 millions de citoyens du pays, suivi des Sundanais (qui partagent l’île avec les Javanais), les Balinais (bien sûr, le peuple le mieux connu ailleurs), et d’autres peuples, pour la plupart majoritairement musulmans. L’islam est la religion de 85% de la population, mais l’Etat n’est pas islamique. Chaque religion a les mêmes droits, et parmi les militaires, intellectuels, artistes du premier rang figurent des chrétiens.
L’islam : son entrée pacifique

L’islam a fait son entrée dans l’archipel peu après le début de l’époque musulmane, quand des commerçants arabes sont arrivées aux bords de l’île de Sumatra. Jamais n’est venue une force armée; c’est par le biais du commerce que peu à peu l’Islam s’implantait dans les villes-entrepots le long des côtes de Sumatra, Java, Bornéo, et Célèbes.
C’est peut-être au XIe siècle quand des représentants des confréries soufies sont arrivés dans l’archipel. Eux, aussi, ont commencé leur travail d’éducation spirituelle à Sumatra. Selon le témoignage du voyageur Marco Polo (un témoignage qui n’est d’ailleurs pas toujours fiable), dès le début du XIVe siècle plusieurs petits Etats existaient sur le littoral de la province d’Aceh, dans le nord de Sumatra.
Mais c’est avec l’essor du royaume d’Iskandar Muda au XVIe siècle, toujours à Aceh, qu’on peut parler d’un véritable “Etat islamique”, avec ses spécialistes en droit islamique, les fuqaha.
L’implantation de l’Islam n’a pas produit un bouleversement dans les sociétés déjà en place; la religion a plutôt modifié les rapports sociaux à l’interne de chaque société. Au niveau du village s’ajoutait un imam aux autres officiers. L’imam s’occupait principalement des mariages et des funérailles, des grandes fêtes islamiques (surtout celle du sacrifice), et souvent du règlement des conflits. Ici et là, des juges (désignés diversement selon la langue, par exemple comme qadi ou pangulu) ont réglé des conflits qui n’avaient pas été résolus par les imams villageois, par exemple en matière de divorce.
Réciproquement, l’Islam s’est adapté aux croyances et pratiques préalables. Ses rites ont été fréquemment modifiés selon les
modèles de pratiques religieuses indigènes : par exemple, le sacrifice a été conçu comme un don et contre-don avec un dieu.

L’Islam dans le politique colonial


Peu à peu, le pouvoir néerlandais s’emparait du territoire, jusqu’au moment où, au début du XXe siècle, il le contrôlait presque complètement. Pour gouverner ces territoires, les fonctionnaires coloniaux ont décidé de fonder les institutions judiciaires établies pour les autochtones sur les pratiques juridiques indigènes, et pour achever cette tache, il leur fallait effectuer une analyse comparative de ces sociétés. Ils l’ont fait en divisant les îles en plusieurs aires, chacune définie selon sa loi coutumière ou “loi adat” (du mot arabe qui signifie coutume ou usage) ou en néerlandais, adatrecht. Dans les livres sur le adat qu’ils ont écrits pour être utilisés par les juges et fonctionnaires qui occupaient des postes administratifs et judiciaires, les indologues ont souligné les manières de résoudre des conflits, de partager l’héritage, de se marier – en gros, tout ce qui concernait la famille et l’ordre social.
Si la science de l’adat répondait aux besoins d’une domination coloniale, elle faisait aussi partie de la politique de l’anti-Islam, une politique menée surtout par le grand indologue et arabiste Christiaan Snouck Hurgronje. La logique de la science de l’adat correspondait parfaitement aux besoins de cette politique, car, si l’identité et l’unité d’une certaine région se définissait par son adat, l’adat devait être ce qui sépare une région d’une autre, une société d’une autre. L’adat a été donc borné, limité parce qu’il a été défini par les frontières de sa région. Dans cette conception, l’adat est figé dans l’espace et dans le temps. Il ne peut pas être importé d’une région à une autre, parce qu’il détermine le comportement de tous ceux qui habitent une région. En plus, il n’est pas pluriel; il n’y a qu’un adat, un système, pour chaque aire. Et surtout l’adat prend toute la place normative disponible dans une région, ne laissant aucune place pour l’Islam en tant que système des normes.
C’était dans l’esprit et la logique de l’adatrecht qu’en 1937 les Néerlandais ont supprimé le droit des juges islamiques ou tribunaux islamiques (qu’ils avaient eux-mêmes créés quelques années plus tôt) de régler les questions d’héritage, au motif que seul l’adat doit être pris en compte dans ces cas, et que régler les questions d’adat était la compétence des tribunaux civils. A partir de ce moment-là, pour une grand partie de la population musulmane, la lutte contre la domination coloniale est devenue une lutte aussi pour le droit de saisir les tribunaux islamiques en matière d’héritage. Une lutte qui ne s’est achevée qu’en 1989, au moment du passage de la loi qui a créé un système uniforme et national de tribunaux islamiques.

Devenir un Etat islamique ?


Mais c’était au moment de l’indépendance de l’Indonésie en 1945, où le rapport entre l’Islam et l'Etat est devenu un enjeu majeur. Les meneurs de la résistance aux Japonais, dont Sukarno et Hatta ont été en première ligne, ont ouvert un débat sur le rôle et l’avenir de l’Islam dans le pays. Dans le projet de la Constitution que le comité de rédaction a d’abord propose, l’Etat se donnait le droit et la responsabilité d’appliquer la loi musulmane aux musulmans. En fin de compte le comité a rejeté le projet après avoir pensé aux inquiétudes des chrétiens mais aussi d’une partie importante de la population musulmane face à la possibilité d’un Etat théocratique. Ni cette première Constitution ni celles qui l’ont suivie ont fait mention de la Charia. Mais chez une partie de la population musulmane, le fait d’avoir proposé, mais ensuite retiré, l’application de la Charia, a laissé un sentiment de regret avec aussi un espoir, sinon un projet politique, pour l’avenir. Si l’application de la Charia ne fait pas partie de la Constitution, néanmoins la structure judiciaire comprend un élément du droit islamique.
Depuis 1989, presque chaque département (kabupaten) en Indonésie a deux tribunaux d’instance: un tribunal islamique d’instance, et un tribunal civil ou général. La compétence du premier est strictement limitée aux problèmes de mariage, divorce, et succession, et seulement dans le cas où les deux parties sont de confession musulmane. Sinon (ou s’il s’agit d’une autre sorte de litige ou du criminel), la compétence est entièrement au tribunal général.

Les grandes lignes de la jurisprudence islamique


En 1992 le Président Suharto a promulgué un code ou compilation du droit islamique en Indonésie – un code qui n’est jamais devenu un projet de loi. Pour un certain nombre de représentants au Parlement, un tel projet relevait du spectre d’un Islam étatique et rigide. En dépit de cela, ce code, en tant qu’ordre exécutif, avait la force de l’autorité présidentielle, et il continue à guider la jurisprudence locale et celle de la Cour Suprême bien après la chute de Suharto en mai 1998.
Ce code, limité aux questions de mariage, divorce, et héritage, et fondé sur la loi de 1974 sur le mariage et le divorce, marque les deux directions principales de la pensée juridique islamique en Indonésie. D’abord, là où il est possible, les juristes continuent de suivre les grandes lignes de la tradition Shafi’ite, le courant jurisprudentiel qui a régné dans l’archipel dés que l’islam a fait son arrivée. Deuxième, la jurisprudence indonésienne est marquée depuis un demi-siècle par un effort de rendre compte des valeurs locales en termes islamiques.
Regardons de plus près ce deuxième point. Les (plus ou moins) trois cent systèmes de adat diffèrent les uns des autres sur plusieurs dimensions, mais pris dans leur totalité, ils restent sur quelques bases normatives en commun. C’était le juriste Hazairin qui, au début des années 1950, a proposé qu’on refasse le fiqh ou tout au moins qu’on le repense, en matière d’héritage. Comme le maître de la génération suivante de juristes, Hazairin a beaucoup influencé la pensée juridique islamique contemporaine. Le code, les écrits sur le fiqh, et les arrêts judiciaires reflètent sa pensée et son influence personnelles auprès des juristes et juges dans les années 1960 et 1970.
Hazairin a insisté sur la vérité fondamentale du Qur’an, de tous les versets, y compris les versets qui traitent de la partition des biens entre les fils et les filles, mais pour tout ce qui n’était pas clairement prescrit dans le texte, il a prôné l’adéquation du fiqh aux réalités culturelles indonésiennes, suivant le principe al-adah syari’ah muhakkamah.
Parmi les principes qui différencient le plus les sociétés indonésiennes de celles de la région arabe, Hazairin souligne la “parenté bilatérale” et l’égalité des hommes et des femmes. Le premier désigne le postulat culturel indonésien de l’égalité des lignages, ce qui veut dire que les héritiers ne doivent pas être défavorisés parce qu’ils sont en ligne maternelle ou en ligne paternelle ou parce qu’ils sont séparés du défunt par un parent qui les a précédés dans la mort. Bien qu’en Indonésie il existe des sociétés organisées autour des principes de succession patrilinéaire ou matrilinéaire, selon l’analyse de Hazairin il y a dans tous ces cas des mécanismes de compensation et au fond les sociétés se basent sur une idée égalitaire.
A la différence de cette logique égalitaire, le fiqh tel qu’on le pratiquait en Indonésie (et, toujours selon Hazairin, tel qu’on l’avait hérité des Arabes) accordait un poids supplémentaire aux héritiers en ligne agnatique ou paternelle, et privait un orphelin, un enfant qui a perdu son père, de sa part dans la succession. Pour rectifier cette discrimination (qui n’est pas fondée sur le Qur’an mais qui s’accordait aux valeurs arabes) Hazairin a recommandé, en plus de l’égalité entre lignages, l’adoption de l’institution de wasiat wajiba (ou testament obligatoire) comme moyen de doter l’orphelin de sa part des biens de succession.
Le deuxième principe qu’on devrait prendre comme base d’un fiqh adéquat aux valeurs de l’Indonésie est l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce principe n’est pas conçu dans l’abstrait mais se fonde sur les pratiques quotidiennes. Dans les villages du pays, quand l’homme va aux champs pour labourer la terre ou récolter les grains, sa femme vient aussi pour travailler à son coté. Dans le secteur des petites industries, ce sont aussi souvent les femmes que les hommes qui sont les patrons ou les cadres. Alors pourquoi est-ce qu’elles n’auraient pas les mêmes droits que les hommes, que leurs hommes? Hazairin ne s'éloignait pas du texte coranique. Ses propositions réformistes ne visaient pas à changer les règles fondées sur le texte. Par contre, il se sentait libre de préconiser qu’on met en question les usages arabes que les premiers juristes, eux aussi arabes, avaient érigés en principes de fiqh, mais que les juristes indonésiens avaient liberté de changer pour mettre plus en accord le fiqh avec les valeurs locales.
Que sont les résultats de la pensée de Hazairin dans la jurisprudence actuelle? Les effets les plus considérables pour les femmes concernent le partage des biens communs, les biens acquis pendant le mariage, au cas où le mariage serait dissout à cause du divorce ou du décès du mari. Selon le code de 1992 et les arrêts de la Cour Suprême, en ces cas-la, la femme reçoit la moitié des biens. Les arrêts des tribunaux d’instance semblent être en accord avec ces directives.

Le fonctionnement d’un tribunal islamique


Mais est-ce que la jurisprudence telle qu’on la voit depuis les codes et les grands arrêts correspond à une réalité sociale ? Dans ses décisions quotidiennes, est-ce qu’un tribunal raisonne de la même façon que le font les juristes ? Pour répondre a cette question, depuis 1978 nous avons suivi de près les rapports entre l’Islam et la société dans la région des Gayos, un des peuples habitant la province d’Aceh. Dans la ville principale de Takèngën un tribunal islamique a fonctionné depuis peu après l’indépendance en 1945. Les employés du tribunal ont gardé ses archives qui, bien qu’elles aient été un peu négligées, remontent aux années 1940. Une lecture d’un échantillon des litiges démontre qu’en gros, le tribunal islamique a favorisé les femmes sur les questions de succession. Ce sont plutôt les femmes (ou les hommes qui tracent leurs rapports à la succession à travers les femmes) qui portent plainte au tribunal, en demandent qu’une succession soit partagée. Et, en général, la probabilité qu’elles gagnent est plus haute (70%) que celle des hommes (probabilité de 43%). En matière de la division des biens, ce tribunal est d’accord avec la jurisprudence nationale. La femme qui divorce de son mari ou qui devient veuve, reçoit normalement la moitié des biens communs. Les orphelins prennent la place de leurs pères ou mères en ligne de succession. Pareils jugements sont donnés par d’autres tribunaux, selon les études de cas publiées dans les revues-phares sur le droit musulman.
Evidemment, la jurisprudence “à l’indonésienne” a pris racine dans les tribunaux d’instance, tout au moins dans plusieurs d’entre eux. Et il s’agit bien d’une jurisprudence islamique, raisonnée selon le principe que le juriste peut et devrait modifier le fiqh pour qu’il s’accorde avec les normes et les valeurs de la société, pourvu qu’il n’entre pas en conflit avec le Qur’an et les hadith. La rigueur adaptative et adaptée de la jurisprudence
indonésienne réside dans ce raisonnement.

John Bowen
Professeur d’anthropologie à Washington University, St. Louis (Missouri), Etats-Unis