La rencontre mondiale Sidi Chiker des affiliès au Soufisme a été organisées du 10 au 12 septembre à Marrakech par le ministère des Habous et des Affaires islamiques marocain. quatre thèmes ont été abordés : "fondements du Soufisme et son actualité", "Soufisme et environnement politique", "le Soufisme : éthique et société" et au "Soufisme au quotidien".
Les rencontres Sidi Chiker ont été conçues dans l'ambition de pouvoir regrouper les affiliés au soufisme afin de deviser de leurs propres expériences et de leurs parcours initiatiques respectifs, avec la volonté de transcender les clivages et de rompre avec la controverse stérile, en oeuvrant davantage à répandre la bonne parole.
"Le principe de la réinstitution de ces rencontres repose sur l'idée et l'espoir d'une revivification d'une tradition marocaine historique qui a contribué à l'encadrement de la société durant des siècles, tout comme il prend appui sur la conviction toute actuelle, que la méthode éducative soufie a de tous temps été riche de dons et de promesses", indique le ministère des Habous et des Affaires islamiques dans un document diffusé à cette occasion.

Cette rencontre a été marquée, entres autres activités, par des visites aux mausolées d'illustres maîtres soufis dont les sept saints patrons de Marrakech, des séances de samaâ et de madih (panégyrique) et une visite au site de Sidi Chiker (environ 80 km au sud-ouest de Marrakech), sanctuaire de l'une des figures de l'ancrage de la foi islamique dans cette région.

A cette rencontre ont été présentées des communications de professeurs des universités Mohammed V de Rabat, George Washington, American University - Washington DC (USA) et de Strasbourg (France). Ci-dessous la communication d'Eric Younès GEOFFROY.

Le soufi, fils de son temps par Eric Younès GEOFFROY



1. La démarche intégrative du soufisme :

A la différence du zâhid, du dévot ascète qui refuse le monde car il ne reconnaît pas Dieu en lui, celui qui suit la Voie soufie épouse la dunyâ pour mieux la transcender. Hikam d'Ibn ‘Atâ' Allâh, n° 107 : « Les dévots et les ascètes s'effarouchent de toute chose, parce que tout les rend absents à Dieu. S'ils Le voyaient en toute chose, ils ne s'effaroucheraient de rien ». En accomplissant ce mariage cosmique (dunyâ est de genre féminin en arabe), le soufi rompt le dualisme qui existe habituellement entre le monde et nous. Il tend ainsi vers l'union, c'est-à-dire à réaliser intérieurement le Tawhîd. Par la contemplation, il saisit et traverse la multiplicité des phénomènes pour remonter à la source, ce que Ibn ‘Arabî nomme ahadiyyat al-kathra, l'Unicité sous-jacente derrière la multiplicité. D'où l'incitation persistante, dans le Coran, à percevoir et à décrypter les « signes » (âyât) : « Nous leur montrerons Nos signes dans l'univers et en eux-mêmes jusqu'à ce qu'ils voient que c'est le Réel » (41 : 53). Ce bas-monde est en fait un véritable laboratoire alchimique où chaque signe extérieur peut être transmué en allusion (ishâra) intériorisante. Il nous faut donc rester constamment en état de vigilance (murâqaba), car « Chaque jour Il est à l'oeuvre » (Coran 55 : 29), et Il Se manifeste sous des atours sans cesse renouvelés.

L'obstacle majeur, en effet, est de reconnaître Dieu dans toutes Ses théophanies (tajalliyât). Il est certes plus facile de Le pressentir lorsque l'on est en compagnie de son cheikh, durant une séance de dhikr, devant un beau paysage, etc., que si l'on se trouve dans un environnement sordide, dans le stress de l'activité quotidienne, dans la morosité que distille souvent la vie moderne, ou tout simplement dans la ghafla, la tiédeur et la torpeur. Or, quelles que soient ces situations, positives ou négatives, c'est toujours Lui l'Agent. « N'insultez pas le siècle, car Dieu est le siècle », est-il dit dans un hadîth qudsî. C'est cette réaction saine, instinctive qu'a tout fidèle lorsqu'il dit : Al-hamdu li-Llâh ‘alâ kulli hâl, "Louange à Dieu en toute situation", et c'est ce qui fait la force de la foi musulmane la plus simple. Dieu cultive le paradoxe et surprend toujours. Il est là où on ne L'attend pas a priori. Face à cette ambivalence parfois déroutante, le Prophète recherchait la résorption dans l'Unité en disant : a‘ûdhu bika minka : « Je me réfugie en Toi contre Toi ».

Notre expérience quotidienne se forge donc en suivant les méandres de la petite réalité, de la réalité apparente, jusqu'à ce que l'on prenne conscience que tous ces indices ne sont autres que la Réalité, la Haqîqa du soufisme : « Nous leur montrerons Nos signes dans l'univers et en eux-mêmes jusqu'à ce qu'ils réalisent que c'est le Réel ». C'est la ruse (hîla) - ou la pédagogie, comme l'on voudra – employée par Dieu pour nous amener du piège des apparences vers la seule et unique Réalité. Il faut observer ces méandres sans s'y perdre, ne pas prendre le signe pour le Signifié, vivre les tribulations que comporte le cheminement en cette vie dans l'attention et l'humilité, car par là grandit l'expérience de la Voie. Le sulûk, le cheminement spirituel, est-il un « long fleuve tranquille»? Fondamentalement, oui, mais les données créaturelles nous obligent à prendre en compte le mouvement des vagues dans sa superficialité même. Hikam n° 162 et 163 : « L'avènement des tribulations est festivité pour les novices ». « Parfois tu acquerras par les tribulations un surcroît de grâce que tu ne trouveras ni dans le jeûne ni dans la prière ».

2. Le soufisme, coeur vivant et chaud de l'islam, permet de vivre l'universel au quotidien, et de s'adapter en permanence à l'évolution du monde.


Si nous sommes réellement les serviteurs du Vivant (al-Hayy), qui renouvelle sans cesse la création, nous devons vivifier notre pratique spirituelle en l'adaptant au contexte, et de façon plus générale aux conditions cycliques. Le soufisme n'est pas en vain la spiritualité de l'islam, dernière expression de la Volonté divine sur terre. Puisque, selon un hadîth, « la terre entière est une mosquée pure », l'homme est son propre temple : où qu'il aille, il a toujours en lui son axe intérieur, l'axe universel du Tawhîd, qu'il soit chez lui ou dans la nature, mais aussi dans le métro, au travail ou en tout lieu apparemment profane ! On sait que, historiquement, le soufisme a eu un grand rôle dans la diffusion de l'islam en Occident, ceci précisément parce qu'il sait dépasser les clivages ethniques, nationalistes, culturels et civilisationnels pour aller à l'essentiel. Par son universalisme, il peut agir sur des consciences différentes. Pourquoi restreindre la Miséricorde divine (rahma), qui « englobe toute chose » (Coran 7 : 156) ? C'est l'une des multiples applications de la parole de Junayd (m. 911) : « La couleur de l'eau provient de la couleur de son récipient » (lawn al-mâ' min lawn inâ'ihi). Un Occidental musulman n'a pas le même comportement psychologique qu'un "Oriental" ayant vécu à Fès ou à Damas, sans parler des territoires périphériques de l'islam. En Europe comme aux USA, certains "convertis" ont vécu des traumatismes, et de dures expériences telles que la drogue, avant d'entrer en islam. Captés par le soufisme (comme si le jadhb les avait saisis), leur psychisme reste souvent fragile. Mais la Voie n'est pas faite pour les kummal, pour les êtres réalisés : sa fonction est d'être opérative dans les conditions actuelles de l'incarnation humaine.

Par ailleurs, le soufisme, comme toute spiritualité, comporte plusieurs modalités que l'on regroupe parfois en deux tendances : voies sèches et voies humides soit, en contexte soufi, al-takhallî et al-tahallî. Ces dernières utilisent des supports tels que la musique. A cet égard, un mutasawwif occidental pourra, à mon sens, écouter des musiques traditionnelles (soufies et autres), mais aussi une cantate de Bach – car elle rend une véritable louange à Dieu (tasbîh) - voire des musiques modernes comme le blues – le samâ‘ des Noirs américains -, et parfois le jazz et le rock : cela peut choquer certains, et moi-même en premier, mais je ne peux, sous prétexte d'être un ''homme traditionnel'', refuser tout un pan de la Réalité. Selon certaines écoles, il vaut mieux accompagner et canaliser sa nafs (ego), plutôt que de chercher à la briser... Rûmî s'enivrait de ney (flûte de roseau), et Nâbulusî goûtait le luth. Qu'écouteraient-ils de nos jours ? Le rapp est utilisé comme un support par certains Occidentaux (par Occidentaux j'englobe tous ceux qui vivent en Occident, quelle que soit leur origine) qui ont incontestablement une démarche spirituelle. Tout est dans l'intention (niyya), comme le soulignait Ghazâlî à propos du samâ‘, et la sincérité (sidq) n'est-elle pas le fondement de la Voie ? Peut-on adapter à notre époque la parole de l'imam Shâdhilî à son disciple Abû l-‘Abbâs Mursî, qui se présenta un jour à son maître en oripeaux ostensiblement décousus pour marquer son ascèse ? « Connais Dieu, et ne t'occupe pas de ta manière d'être », dit alors le premier au second. En fait, toute musique authentique est porteuse d'une énergie divine ; si la personne est suffisamment ancrée dans l'Unité, elle sera capable d'y réintégrer telle ou telle expression formelle. La question reste toutefois posée : jusqu'où une personne engagée sur la Voie peut-elle aller dans l'exploration de ces supports, qui doivent toujours refléter une "face" (wajh) de Dieu ? Le Tawhîd donne parfois le vertige : « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu » (Coran 2 : 115).

3. Epreuve et bienfait de la


Il est admis que nous vivons une fin de cycle cosmique, avec tous les désordres et la décadence que cela suppose. Mais il nous faut positiver cette situation, d'abord par adab avec Dieu : la pollution de la terre et de la conscience humaine ne sont que l'effet de la Volonté divine. C'est dans cette période, que certains qualifient de messianique, que notre « abandon confiant en Dieu » (taslîm, tawakkul) est le plus mis à l'épreuve. Par ailleurs, Dieu compense (ce que les mathématiques appellent à leur manière "la loi des compensations") : c'est au plus fort des ténèbres que jaillit la lumière. Reste-t-il une solution horizontale aux problèmes de notre planète ? Si l'on s'attache à la perspective métaphysique de la descente et de la remontée le long de l'arc de la Manifestation, alors il est clair que l'humanité doit "toucher le fond" avant de pouvoir remonter, selon une modalité que nous pouvons pressentir mais qui nous échappe encore. Ici le paradoxe est roi. Dans cet environnement de globalisation, de standardisation, d'instantanéité de l'information, Dieu n'a peut-être jamais été aussi immanent. Nous avons la chance de vivre dans la phase ultime du « dernier tiers de la nuit » au cours duquel, selon un hadîth célèbre, Dieu descend jusqu'à ce bas-monde. La nuit symbolise bien sûr la durée de vie du cosmos et de l'humanité. Pour Ibn ‘Arabî comme pour l'émir Abd el-Kader, Dieu est donc plus proche de nous durant cette période et, par voie de conséquence, la science spirituelle de la communauté muhammadienne serait plus accomplie qu'elle ne l'a jamais été (Kitâb al-Mawâqif, II, 919).
Pour celui qui a une certaine conscience spirituelle, en effet, l'état du monde est tel qu'il ne peut renvoyer qu'à Lui, Huwa. Hikam n° 216 : « Il veut te rendre insatisfait de tout pour que rien ne te distraie de Lui ». Le décalage entre al-Haqq, le Réel, le Vrai, et la parodie du monde actuel fait que Dieu est de plus en plus évident : Yâ Haqq, Yâ Mubîn. Les structures sociales s'effritent et les repères extérieurs s'effondrent : nos repères intérieurs doivent donc se renforcer. Notre « pauvreté » (faqr) n'est plus extérieure, car nous sommes de plus en plus riches matériellement, et nous ne portons plus de bures rapiécées : notre pauvreté doit donc toujours davantage s'intérioriser. Pouvons-nous encore nous complaire dans nos états spirituels (ahwâl) ? Voici peut-être venu le temps des vrais Malâmatis. Tel cheikh affirmait que l'on n'a plus besoin aujourd'hui de disciples majdhûb, « ravis en Dieu », mais de disciples en « costume-cravate ». Abû Bakr Shiblî (m. 945) aimait à dire que si les soufis avaient été assez transparents à l'Etre divin, sans attributs propres, aucun nom - tel que celui de sûfî – ne leur aurait été attribué.

Nous sommes désormais tenus, en ce qui concerne la pratique spirituelle, d'aller à l'essentiel, de mettre en oeuvre une contemplation active, comme instantanée. A cause de la compression du temps, dont avait parlé le Prophète, et du sentiment d'accélération qui s'ensuit, la durée des rites tels que le wird est parfois réduite et la khalwa n'est plus facile à observer. Plus que par le passé sans doute, il nous revient d'appliquer le vieux principe naqshbandî : al-khalwa fî l-jalwa, « La retraite au milieu de la foule ».

La sclérose, on le sait bien, a touché également la conscience, sinon la structure soufie. Il faut par exemple relever le narcissisme qui règne parfois dans les zâwiya, l'ostracisme de telle tarîqa à l'égard des autres. Au nom du tasawwuf, voie d'éveil vers l'universel, on excommunie et on enferme. Les divergences entre les voies soufies sont naturelles et souhaitables, comme l'affirmait Ahmad Zarrûq, mais, sur un autre plan, nous devons nous défier, au sein des "confréries" , de toute « idolâtrie subtile », ce que le Prophète appelait al-shirk al-khafî. J'emploie le mot "confrérie" à dessein, même s'il traduit mal le terme tarîqa (« voie initiatique ascensionnelle»), car il correspond effectivement à un vécu collectif "horizontal". La Voie du tasawwuf est en essence la Voie muhammadienne, ce que les particularismes des voies ne devraient effacer. « Chacun voit midi à sa porte », dit l'adage français. Chaque disciple voit son maître comme le soleil au zénith : en fait, il n'a accès qu'à un champ de vision restreint, alors que le soleil brille pour tout le monde. Si je considère que mon cheikh est le seul maître réel, j'ampute la réalité de la présence de la Miséricorde infinie et multiforme. Entre l'adab soufi - la politesse spirituelle qui est censée régner entre les adeptes du tasawwuf - et l'hypocrisie, il n'y a parfois qu'un fil de rasoir...

Pour terminer, je voudrais évoquer l'avantage paradoxal, là encore, que comporte notre situation en Occident. Dans cette société "post-moderne" où les critères authentiques semblent s'être dissous, nous ne sommes pas portés par un environnement traditionnel ou semi-traditionnel, lequel protège certes, mais charrie aussi son lot de conformisme social (au demeurant, toutes les sociétés ont actuellement le regard tourné vers l'Occident, même si elles le critiquent, et semblent happées vers la spirale de la modernité à l'occidentale). En Occident, le terrain spirituel est en jachère et l'horizon ouvert. Il y a donc beaucoup de brebis égarées, mais dans le même temps cet espace dégage une sorte de liberté intérieure que l'on peut nourrir et canaliser. Assurément, on y ressent plus qu'ailleurs le besoin crucial de la spiritualité, seule alternative au nihilisme consumériste et à la mort de l'âme. Tous ceux qui interviennent sur la spiritualité de l'islam en Occident peuvent constater que nombre d'individus sont en quête, dans une démarche qui dépasse toute identité sociale : on y trouve le public des jeunes issus de l'immigration, mais aussi des Occidentaux de souche, principalement des femmes. On y perçoit clairement aussi que l'islam, par la simplicité et l'essentialité de ses rites, est la tradition spirituelle la mieux adaptée à cette fin de cycle, pour peu que l'on s'affranchisse du fatras de coutumes et d'idéologies qui obstruent l'horizon.