Le régime des cultes d’Alsace-Moselle est très différent de celui applicable dans les autres départements métropolitains. La loi de Séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 ne s’y applique pas. Le régime des cultes est, pour l’essentiel, fondé sur des textes anciens, adoptés soit par les autorités françaises avant l’annexion de 1870, soit par l’Allemagne impériale. Le droit local des cultes d’Alsace-Moselle est basé sur la distinction entre, d’une parte, les cultes reconnus, c’est-à-dire organisés et financés dans le cadre du droit public, formant ainsi ce que l’on appelle le service public des cultes, et, d’autre part, les cultes non reconnus, organisés dans un cadre de droit privé. Ce régime des cultes, très complexe, est largement méconnu, y compris dans les trois départements de l’Est de la France.

I. Origines et raisons du maintien du droit local des cultes
La spécificité du régime juridique des églises et des religions en Alsace remonte à l’Ancien Régime. Le diocèse de Strasbourg était placé sous le régime du Concordat de Vienne et non sous celui du Concordat de Bologne. Concrètement, cela signifiait que l’évêque de Strasbourg était élu par le chapitre de la cathédrale, et non nommé par le Roi. De plus, les Traités de Westphalie de 1648 garantissaient le libre exercice du culte luthérien : la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, ne concernait pas l’Alsace. Enfin, en 1784, par lettres patentes, fut établi une sorte de statut des juifs d’Alsace.
Après la Révolution française, les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle furent soumis au régime de droit commun : Concordat de 1801 et Articles organiques pour le culte catholique ; Articles organiques de 1802 pour les cultes protestants ; décret de 1808 pour le culte israélite. A partir de l’annexion en 1871 par l’Empire allemand de ces trois départements, et jusqu’en 1918, le droit français des cultes fut appliqué, mais en tant que droit provincial allemand. Globalement, la législation religieuse (culte, congrégation, enseignement religieux) demeura en l’état : les lois françaises antérieures à l’annexion furent maintenues en vigueur. Toutefois, quelques modifications de ces lois françaises devenues lois allemandes eurent lieu. Par exemple, une loi locale du 15 novembre 1909 a modifié partiellement le statut des ministres du culte, revalorisant notablement les traitements. Le droit de l’enseignement religieux a été aussi partiellement modifié, et fut créée une faculté de Théologie catholique dans l’Université d’Etat de Strasbourg.
Avec la victoire de 1918, l’Alsace et la Moselle passant de nouveau sous la souveraineté française, se posa évidemment la même question qu’en 1870 : que faire du régime des cultes ?

A la fin de la Première guerre mondiale, un décret du 6 décembre 1918 décida le maintien en vigueur provisoire de l’essentiel du droit local, notamment en matière de cultes et d’enseignement. Un avis du Conseil d’Etat du 26 septembre 1919 confirma la vigueur du droit local des cultes, peu avant que celui-ci ne soit garanti par une loi du 17 octobre 1919 et par une loi du 1er juin 1924.
Les élections du printemps 1924 amenèrent à la Chambre des députés une majorité de gauche. Et le président du Conseil du gouvernement de Cartel des gauches, Edouard Herriot, lors de son discours du 17 juin, annonça la suppression de l’ambassade près le Saint-Siège, l’expulsion des congréganistes et l’application de la loi de séparation en Alsace-Moselle. La réaction fut très vive en Alsace et dans le reste de la France. S’organisa peu à peu autour du général de Castelnau un vaste et puissant mouvement, qui aboutit à la constitution de la Fédération nationale catholique. Au début de 1925, le mouvement atteignit son paroxysme quand Herriot supprima les crédits à l’ambassade près le Saint-Siège le 2 février. Entre temps, Herriot consulta le Conseil d’Etat sur le maintien en vigueur du Concordat et du régime des cultes en vigueur en Alsace-Moselle. Dans un avis du 24 janvier 1925, le Conseil d’Etat avis répondit à de nombreuses questions. Le principal apport était que le Conseil d’Etat considèrait que le Concordat de 1801 restait en vigueur en droit international public, liant la France et le Saint-Siège, car « après la réincorporation de l’Alsace et de la Lorraine à la France, le gouvernement français et le Saint-Siège ont été d’accord pour maintenir en vigueur ladite convention et pour exécuter les obligations réciproques qu’elle leur imposait ». De plus, se fondant sur les lois du 17 octobre 1919 et du 1er juin 1924, le Conseil d’Etat considèrait que le régime des cultes en vigueur lors du retour de l’Alsace-Lorraine à la France était toujours applicable. L’avis du Conseil d’Etat compliquait toute tentative de remise en cause du régime concordataire. En effet, dans la mesure où il s’agit d’une convention internationale, il était délicat de prétendre y mettre un terme. Quelques mois après, Herriot fut renversé et son successeur, Painlevé, outre le fait qu’il renonça à chasser les congréganistes et à supprimer l’ambassade près le Saint-Siège, promit le maintien du droit local des cultes en Alsace-Moselle.

L’avis du Conseil d’Etat a empêché toute tentative de suppression du droit local d’aboutir jusqu’à la fin de la 3ème République. Si, entre 1940 et 1944, lors de l’annexion de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne nazie, le Concordat et le régime des cultes reconnus furent supprimé, dès le 23 août 1943 le conseil pour les affaires d’Alsace-Lorraine d’Alger émit l’avis que le régime local n’avait jamais cesser d’être en vigueur, ce que confirma l’ordonnance du 15 novembre 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine.
Au cours de la 4ème République, des négociations entre la France et le Saint-Siège envisagèren un règlement d’ensemble des questions non encore résolues. Il s’agissait de normaliser la situation des congrégations et de modifier le droit de l’enseignement privé sur l’ensemble du territoire en échange de la suppression du régime local des cultes. Bien sûr, les autorités religieuses des trois départements s’émurent. La chute de Guy Mollet, puis la disparition du régime, mirent un terme à ces projets.
Au début de la 5ème République, la question de la compatibilité du droit local des cultes d’Alsace-Moselle avec le nouvel ordonnancement constitutionnel ne se posait pas. En effet, le 12 septembre 1958, avant l’adoption du texte par référendum, le général De Gaulle envoya aux autorités religieuses catholiques, protestantes et israélites l’assurance que la nouvelle Constitution ne porterait pas atteinte au droit local des cultes. A cette époque, cela suffisait.

Mais des évolutions sont devenues nécessaires. On envisagea, dès les années 1970, de passer par la voie réglementaire. En effet, sous la 5ème République, l’article 37 de la Constitution de 1958 laisse au gouvernement la maîtrise d’un domaine réglementaire assez vaste. Et le gouvernement peut même modifier des textes de forme législative intervenus dans le domaine réglementaire, à condition de respecter la procédure de l’article 37 alinéa 2. En vertu de ces dispositions, il appartient au Conseil d’Etat ou au Conseil constitutionnel de déterminer si une disposition contenue dans un texte de forme législative relève du domaine de la loi ou de celui du règlement. Or, si le Conseil constitutionnel est compétent pour les textes postérieurs à la Constitution de 1958, s’agissant des textes antérieurs à la Constitution de 1958 (ce qui est le cas du droit local des cultes), la compétence en ce domaine appartient au Conseil d’Etat, qui semble favorable aux quatre cultes reconnus. Alors, pourquoi ne pas demander au Conseil d’Etat de délégaliser des dispositions de droit local des cultes, pour faire quelques évolutions par voie réglementaire ?
Le Conseil d’Etat répondit dans un avis du 2 mai 1974 qui réservait au législateur toute compétence en matière de droit des cultes. Toute évolution semblait donc interdite puisque, pour des raisons politiques, le recours au Parlement était impossible. Mais cette situation était intenable, car des aménagements étaient nécessaires, et réclamés par les cultes reconnus. C’est pourquoi le gouvernement demanda de nouveau, en 1986, au Conseil d’Etat si toutes les modifications apportées au droit des cultes dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle relèvent du domaine de la loi. Le Conseil d’Etat répondit dans un avis du 15 mai 1986 qui renversait le principe posé en 1974. Désormais, pour le Conseil d’Etat, le droit local relève en principe du domaine du règlement, et peut être modifié par voie réglementaire sous réserve que soit respecté la procédure de délégalisation de l’article 37. Ce n’est que par exception, lorsque les dispositions envisagées auraient pour effet « de créer une nouvelle catégorie d’établissement public » ou de modifier « les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice du culte », que le domaine de la loi est concerné. Après 1986, plusieurs modifications du droit local des cultes sont intervenues. La plus importante résulte du décret du 10 janvier 2001 qui a simplifié diverses procédures.

II. Quelques exemples révélateurs d’un droit déconnecté de la société contemporaine
Le droit local des cultes est très complexe. Les textes en vigueur sont très nombreux et, pour la plupart, très anciens. Ce système distingue entre les cultes reconnus, qui sont organisés et financés dans le cadre du droit public, et les cultes non reconnus, qui relèvent du droit privé. En Alsace-Moselle, quatre cultes sont reconnus : le culte catholique, les deux cultes protestants et le culte israélite. Le culte musulman relève de la catégorie des cultes non reconnus.

Au 19ème siècle, le régime des cultes reconnus reposait sur la volonté étatique d’un contrôle de la vie interne des collectivités religieuses. Par exemple, l’article 1er des Articles organiques du culte catholique prévoyait de soumettre à autorisation les textes de l’Eglise romaine. De même, le Concordat confiait au Chef de l’Etat le soin de nommer les évêques, le Pape ayant la charge d’accorder l’institution canonique. Et, bien que le Concordat de 1801 n’ait pas mentionné les évêques in partibus, le décret du 7 janvier 1808 soumettait leur nomination et leur consécration à une autorisation gouvernementale. La pratique récente montre l’absolue inutilité de telles procédures, toujours en vigueur en Alsace-Moselle. Ainsi, sur le fondement de l’article 1er des Articles organiques et du décret du 7 janvier 1808, le Conseil d’Etat a examiné la bulle qui confère à Mgr Christian Kratz, le titre d’évêque titulaire [in partibus] et le nomme évêque auxiliaire de Strasbourg. Le Conseil d’Etat, par avis du 9 janvier 2001, a approuvé le texte de la bulle et n’a formulé aucune objection à la publication du décret de réception. Le décret portant réception de la bulle nommant Mgr Kratz est daté du 17 janvier 2001 et est mentionné au Journal Officiel du 18 janvier 2001. Or, Mgr Kratz est ordonné depuis le 14 janvier 2001. Cet oubli ou cette erreur, qui constitue néanmoins une violation du décret de 1808 par les autorités diocésaines de Strasbourg, n’est souligné par aucun auteur, ce qui trahit le manque total d’intérêt de la procédure.
Pourquoi donc les cultes reconnus acceptent-ils le maintien en vigueur de telles procédures de contrôle, qui ne sont d’ailleurs pas réellement appliquées ? Il est probable que le financement des ministres de ces cultes par le budget de l’Etat n’y soit pas étranger. En effet, bien que les ministres des cultes reconnus ne soient pas fonctionnaires, ils reçoivent de l’Etat un traitement très confortable. Surtout au regard de la quasi-misère dans laquelle vivent la plus grande partie des ministres du culte dans le reste de la France…

La situation des cultes non reconnus en Alsace-Moselle est bien différente. Leurs ministres du culte ne perçoivent rien de l’Etat. Et, si un financement public par les collectivités locales est possible, il est très marginal, voire dérisoire au regard de ce dont bénéficient les cultes reconnus.
Les textes législatifs et réglementaires sont clairement défavorables aux cultes non reconnus. Ainsi, l’exercice public de ceux-ci est en principe soumis à autorisation préalable en vertu de l’article 3 du décret du 19 mars 1859. Certes, l’Etat se garde bien de faire application de ce texte qui est probablement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Néanmoins, le décret de 1859 est révélateur de l’esprit du droit local : d’un côté, l’Etat maintient le flou sur la prohibition générale des cultes non-reconnus ; de l’autre, l’Etat continue de prévoir le financement d’un si grand nombre de postes de ministres du culte catholique que l’Eglise doit avoir recours à des laïcs pour les pourvoir.
Heureusement, depuis 1980, le Conseil d’Etat commence à faire évoluer en profondeur le droit des cultes non reconnus par voie jurisprudentielle. Un arrêt du 25 juillet 1980, Ministre de l’Intérieur c/ association évangélique baptiste est révélateur de l’esprit dans lequel il agit. En Alsace-Moselle, pour acquérir la personnalité morale et la capacité juridique, une association doit obtenir l’inscription au registre des associations tenu par le tribunal d’instance. La demande d’inscription est transmise au préfet du département. L’article 61 alinéa 2 du Code civil local prévoit que « l’autorité administrative peut élever opposition à l’inscription lorsque l’association est illicite ou peut être interdite d’après les règles du droit public des associations ou lorsqu’elle poursuit un but politique, social-politique ou religieux ». Avant 1980, il était admis par la jurisprudence que, lorsque l’association avait un but politique ou religieux, l’opposition à l’inscription d’une association était discrétionnaire. Mais, dans l’arrêt du 25 juillet 1980, le Conseil d’Etat a interprété le droit local des associations de manière à le rendre conforme à la liberté constitutionnelle d’association. En effet, le Conseil d’Etat pose le principe que l’administration est tenue de ne pas s’opposer à l’inscription. Ce n’est que lorsqu’il y a un motif d’ordre public que le préfet peut exercer cette prérogative. D’un texte prévoyant la possibilité pour l’administration de s’opposer à la constitution des associations à objet religieux, le Conseil d’Etat a fait une nouvelle norme, interdisant à l’administration de s’opposer à la constitution des associations à objet religieux, sauf lorsque existe un motif d’ordre public justifiant l’opposition.

Conclusion :
Il est inutile de d’arguer de la non-conformité du droit local des cultes à la Constitution. En effet, le Conseil d’Etat, dans les Considérations générales du Rapport public 2004 a affirmé que « les dispositions constitutionnelles intervenues postérieurement à la loi [introduisant le droit local en droit français] n’ont pas eu pour effet d’abroger implicitement les dispositions de ladite loi ». Le principe de laïcité n’implique donc ni l’abrogation du régime local des cultes, ni celle des textes prévoyant l’enseignement religieux à l’école publique.
En revanche, il est contestable au regard du principe de non-discrimination garanti par la Convention européenne des droits de l’homme et la Constitution française que les avantages que procure le régime local puissent être réservés aux cultes reconnus, et qu’il soit impossible aux cultes nouvellement présents en Alsace-Moselle d’accéder à un statut juridique comparable.
Enfin, s’agissant des textes relatifs aux cultes reconnus, un sérieux toilettage est nécessaire, afin de faire disparaître de l’ordonnancement juridique français un ensemble de vieilleries totalement obsolètes : recours pour abus ; contrôle des actes de l’Eglise romaine ; mention du Gallicanisme comme doctrine officielle du catholicisme français etc…

Emmanuel Tawil
Docteur en Droit canonique
Equipe Droit et Religions du LIDEMS (CNRS JE n°2425)