Pourquoi ce retour en arrière, cette référence à une époque, à un contexte totalement différent de celui de l'Europe de ce début de XXI éme siècle ? Premièrement, par ce que cet épisode appartient à l'histoire européenne et, loin de se limiter à la péninsule ibérique, la domination musulmane au sud de l'Europe entre le huitième et le seizième siècle va influencer le continent tout entier par les progrès innombrables qu'elle va entraîner dans tous les domaines de l'existence; qu'il s'agisse des techniques agricoles, des découvertes scientifiques, du développement de disciplines telles que l'astronomie, les mathématiques, la médecine ou la philosophie. Deuxièmement, pour éviter que la culture islamique soit perçue comme une rivale, une ennemie irréductible de la civilisation européenne.
Une présence qui contribua, dans les premiers siècles de son implantation tout au moins, à l'émergence d'une société prospère, tolérante et participa au développement des villes et du commerce. L'Islam va laisser une empreinte dans tous les domaines de la vie quotidienne, du régime alimentaire à la création artistique. Des influences toujours visibles aujourd’hui si vous vous visitez l’Andalousie, par exemple, un héritage qui nous est aussi régulièrement rappelé par les musulmans installés en Europe ainsi que par certains islamologues et chercheurs qui rencontrent là un moyen efficace de rapprocher deux cultures trop souvent opposées. L’oubli, dans l'héritage culturel européen, du rôle des savants et philosophes musulmans au cours du Moyen-Age est difficilement compréhensible. En effet, ce sont eux qui ont assumé l’apport indéniable des cultures perse, byzantine et grecque et l'ont introduit sur le continent européen. On ne devrait plus définir l’Europe seulement comme le fruit qu’une culture gréco-romaine ou judéo-chrétienne et persister à nier l’influence islamique dont elle bénéficia tant en Andalousie qu’en Sicile que dans les Balkans…
Les liens entre le monde musulman et la chrétienté étaient nombreux :

"Nulle part sans doute, dans le monde musulman, des rapports permanents entre l'Islam et la Chrétienté n'étaient plus nécessaire que dans l'Espagne arabe : la majeur partie de sa population, avait, au moins au premier siècle de l'islam, conservé l'ancienne religion de l'Etat wisigoth (...) plus tard, une proportion considérable de sujets chrétiens formait dans les villes andalouses des communautés florissantes, avec leurs églises, leurs couvents leur chef responsable, leur percepteur spécial, leur magistrat, qui sous le contrôle de l'administration musulmane, appliquait à son prétoire le vieux code gothique du Liber Judicum."

Les troubadours de Provence rapportant des poésies et histoires du monde arabe sont un autre exemple de ces croisements permanents : les voyageurs européens visitent Al-Andalus afin d'étudier la culture arabe, les liens commerciaux ininterrompus entre l'Europe et le monde islamique, les constants déplacements de marchands juifs, comme Abraham de Tortosa par exemple, entre l'Europe centrale et Cordoue ; l'installation de marchands italiens dans les ports du Levant où ils constituent des communautés organisées que les souverains musulmans prennent soin de ne pas inquiéter, préférant encourager un commerce dont ils profitent également. D'autres contacts s'établissent à un niveau plus politique, avec la permanence de liens diplomatiques, l'échange d'ambassadeurs dans le but de conclure des traités... La conquête islamique a ouvert la Méditerranée, elle qui n'était auparavant qu'un lac romain, à une voie principale de relations avec l'Océan Indien.
La communication entre occidentaux et musulmans se fait souvent à partir de prémisses peu compatibles, marqués par une méconnaissance réciproque profonde peu susceptible de déboucher sur des solutions de convivance. Notre regard sur l’Andalousie médiévale va privilégier l’apport des échanges interculturels et l’influence de la coexistence des trois religions monothéistes dans le développement de ce que l’on a appelé Al-Andalus. Sans vouloir idéaliser ce moment historique, que certains auteurs nuancent fortement , nous voulons souligner la continuité certaine d’une pensée européenne qui prend sa source dans la Grèce antique pour renaître à la fin du Moyen-Age et engendrer le développement du mouvement philosophique des Lumières et le recours à la raison pour répondre aux défis proposés aux Hommes.
Averroes, Ibn Rushd, pour ne parler qu’un des plus célèbres personnages d’Al-Andalus, fut le lien entre la pensée d’Aristote et la philosophie européenne. Il fut, par son regard critique sur l’aspect révélé des religions le précurseur du rationalisme. C'est lui qui recommandait à tous ceux qui s'évertuent à la recherche de la Vérité, lorsqu'ils se trouvent devant des affirmations qui leur paraissent inadmissibles, d'éviter de rejeter systématiquement ces affirmations pour essayer de les comprendre à travers l'argumentation de ceux qui les défendent. Essayer de comprendre l'autre, son comportement dans son propre système de références avant de le juger incompatible ou inapte à répondre aux exigences d'un contexte donné. Son énorme travail de traduction et d’interprétation sera diffusé à travers toute l’Europe et sera repris par les hommes de la Renaissance européenne qui s’approprieront les progrès philosophiques et scientifiques réalisés au sein de la culture arabo-musulmane pour développer la pensée et l’organisation de la société européenne moderne.
Les habituelles explications de l'expansion de l'islam se réduisent aux motifs matériel (la pauvreté des arabes qui les auraient amenés à garantir leur survie par la conquête de nouveaux territoires) et religieux (le principe de guerre sainte de la foi musulmane, facteur de cohésion social et de mobilisation pour le combat). Ces raisons sont insuffisantes pour rendre compte d'un tel succès et, étant donné que les difficultés de la vie tribale et bédouine n'est pas une explication en soi de l'apogée de l'essor de l'Islam et ce encore moins quand l'on sait que, à cette époque, la péninsule arabique venait de retrouver son prestige passé grâce aux routes "caravanesques" qui furent déviées après les victoires musulmanes sur les empires perse et byzantin. Quand au principe de guerre sainte, jihâd, s'il est incontestable qu'il réponde à un mécanisme de légitimation islamique de défense de la foi et qu'il bénéficie d'une résonance certaine dans la communauté musulmane, il faut préciser que le sens premier du mot est celui d'effort personnel exigé de tous les croyants pour s'approcher de l'idéal islamique enseigné par le prophète Mohammed.
Pour tenter de cerner un peu mieux les raisons du succès de cette avancée musulmane, un aperçu des circonstances dans lesquelles elle s'est déroulée nous apportera quelques éléments intéressants. Premièrement, le manque d'information relatif à l'arrivée des arabes et l'éloignement de l'armée wisigothe: le manque d'informations et d'organisation des forces wisigothes s'expliquent d'une part par la décadence dans laquelle se trouvait le royaume et, d'autre part, par les complicités locales qui surent bien choisir le moment judicieux de l'incursion arabe dans la péninsule.
L'éloignement du centre de décision, Damas, en second lieu, va permettre une prise d'initiative de la part des chefs de l'expédition une foi constaté le manque de résistance rencontré; il est très probable que suite au facile succès initial lors de l'unique bataille frontale qui aurait eu lieu le 19 juillet 711 et se serait conclu par la défaite totale des troupes wisigothes facilitée par l'effet de surprise et l'état d'esprit conquérant des musulmans, les chefs de la razzia aient décidé de poursuivre sur leur lancée sans en référer à la capitale trop éloignée et se dirigèrent sur la capitale du royaume, Tolède.
Le troisième facteur est la trahison de la part de l'aristocratie locale pour des motifs politiques et religieux. Cet élément de la trahison de la part des hispano-wisigoths est intéressant non seulement pour expliquer la rapide expansion musulmane mais surtout pour comprendre la consolidation du pouvoir islamique dans la péninsule. Très tôt, les arabes reçurent le soutien des communautés juives de la péninsule harcelées qu'elles étaient par le pouvoir en place. Soutien qui se concrétisera à travers les provinces traversées par les troupes musulmanes; de serfs qu'ils étaient, les juifs devinrent les maîtres de villes comme Cordoue, Grenade ou Malaga . Du côté chrétien, la situation est plus complexe et l'analyse des motifs qui poussèrent une partie importante de la population à collaborer avec les musulmans moins unanimement admise.
Pour comprendre l'attitude des chrétiens de la péninsule la controverse entre les chrétiens trinitaires et le courant unitaire est importante. Les conséquences des décisions prises au Concile de Nicée en l'an 325, proclamant le dogme de la Trinité et la divinité de Jésus vont entraîner un état de guerre civile quasi permanent dans le monde chrétien qui va perdurer, dans la péninsule tout au moins, jusqu'à l'arrivée des musulmans impliquant d'un côté les chrétiens qui acceptent la position de la hiérarchie de l'église et les chrétiens unitaires ainsi que bon nombre d’adeptes de la tradition arianiste de l'autre, qui refusent la Trinité et voient en Jésus non le fils de Dieu mais un de ses prophète.
C'est à travers cette guerre civile et des changements culturels qu'elle engendre que Roger Garaudy (auteur très controversé par ailleurs) va analyser et expliquer l'expansion fulgurante de l'islam au cours des premiers siècles de l’histoire islamique. Il parle d'un bouleversement culturel plutôt qu'une conquête militaire. Ce qui se passe dans la péninsule n'est pas une exception si l'on observe les autres régions conquises où les hérétiques (arianistes-unitaires) sont nombreux. En effet, ces populations ne perçoivent pas l'islam comme une rupture ou une négation de leurs propres croyances mais plutôt comme un message reflétant, rappelant les convictions reçues de leurs propres prophètes et réaffirmées dans un langage plus accessible. De fait, les religions juive et chrétienne sont reconnues et respectées et leurs fidèles conservent leurs lieux de culte et la plupart de leur propriétés personnelles. Michel le Syrien, dans sa Chronique II, se rappelant les persécutions perpétrées par les Byzantins, décrit en ces termes l'arrivée des musulmans :

"Le Dieu de la vengeance (...) voyant la méchanceté des romains qui, partout où ils passaient et dans tous les lieux où ils dominaient, se livraient au pillage de nos églises et nos monastères, nous condamnant sans pitié, conduisit les fils d'Ismaël des terres du Sud où ils habitaient jusqu'ici pour qu'ils nous libèrent du joug romain qui nous opprimait (...) Elle fut profonde la paix que nous respirâmes à être libérés de l'oppression romaine (...)et fut grande également la tranquillité de nos cœurs"

L’habileté des arabes à établir divers pactes avec les distinctes régions de la péninsule explique également la rapidité avec laquelle la culture islamique a influencé et intégré le quotidien des populations. Les pactes personnalisés accordent différents degré d’autonomie à ses signataires et réglementent, une fois la souveraineté arabe reconnue, les relations futures. Ainsi, peut-on parler d’une révolution sociale importante dont le nouveau type de relation fait disparaître en grande partie des maux dont souffre le pays depuis des siècles et permet au commerce notamment, après l'avoir libéré des taxes qui l'entravaient, de se développer rapidement.
Le fait que le Coran autorise les esclaves à racheter leur liberté en échange d'une indemnisation apporte de nouvelles énergies dans la vie sociale. Le principe de liberté de conscience, affirmé et respecté - ne rencontre-t-on pas, dans toutes les villes où les musulmans étaient les maîtres, tant l'église du chrétien que la synagogue du juif - contribue aussi grandement à créer cette atmosphère de tolérance propice à un vivre-ensemble acceptable. La majorité de la population de la péninsule, privée de ses biens par l’oligarchie wisigothe, opte pour l’islamisation tant pour profiter des bénéfices octroyés par le statut personnel aux musulmans que par l’attraction qu’exerce l’islam comme religion dominante et victorieuse. Un ensemble de facteurs qui favorisent l'instauration de relations intercommunautaires dans un climat serein. Relations qui permettent l'émergence d'une société andalouse florissante au milieu de l’Europe:

"... Du VIII éme siècle au XV éme siècle l'Europe va voir naître et se développer la plus belle et la plus opulente civilisation sur son sol au cours du Moyen-Age. Pendant que les peuples du nord se déchiraient dans des guerres de religions en se comportant comme des barbares sanguinaires, la population d'Espagne dépassait les trente millions d'habitants, chiffre impressionnant pour cette époque. Là s'agitaient et se confondaient toutes les races et toutes les croyances (...)tous les arts, toutes les sciences et toutes les industries ; toutes les inventions s'entrechoquèrent pour donner naissance, à leur tour, à de nouvelles découvertes et de nouvelles énergies créatrices..." .

D'autres facteurs liés à l'organisation de la société andalouse islamisée apportent des éléments susceptibles de corroborer ou de nuancer les quelques témoignages sur les bienfaits et la splendeur du souvenir de l'arrivée des musulmans en Espagne. L'abondance d'explication et d'intérêts contradictoires font que l'historiographie de Al-Andalus est encore l'objet de travaux qui sont en mesure de remettre en cause, tant les interprétations diverses des chroniqueurs de l'époque que les analyses d'historiens contemporains.
Comment explique-t-on que la grande majorité de la population d'Al-Andalus se soit convertie à l'islam ? S’il est indéniable que le droit personnel ou foncier favorisait à coup sûr les musulmans et peut expliquer d'une certaine façon bien des conversions, certains historiens mettent l’accent sur l’aspect superficiel de l’islam de Cordoue par exemple, qui n’aurait été qu’une religion de la Cour, de la vie publique, un ensemble de comportements culturels et sociaux nécessaire pour espérer une ascension sociale. Perçue ainsi la conversion représentait pour l'élite chrétienne la possibilité d'une amélioration sensible de sa position sociale. En outre, il ne faut pas oublier les liens étroits qui existaient entre les musulmans ibériques et les nobles familles chrétiennes dépourvus de toute question religieuse:

" il n'y avait pas vraiment de ferveur religieuse, mais il serait plus réaliste d'admettre que, même si l'islam est sensé être une religion et un système politique, les dirigeants musulmans, après les premiers temps ont dans l'ensemble délaissés les préceptes religieux dans leur gestion des affaires politiques" .

Situation réelle, sans doute, mais qui ne doit pas nous pousser à tirer la conclusion hâtive que les nombreuses conversions se firent uniquement pour des motifs matériels. Car, l’opinion la plus souvent avancée minimise au contraire les contraintes fiscales imposées aux non-musulmans comme explication des conversions pour souligner le rôle capital que jouait la religion dans la vie des hommes de l’époque où les discussions théologiques alimentaient encore les conversations sur les marchés des villes. Plus simplement, la liberté obtenue en échange de la conversion accompagnée par la suppression de l'impôt réservé aux non-musulmans expliquent certainement l'importance de ce phénomène. D'autant plus dans une société ou beaucoup d'individus restaient païens, ou, étant donné le peu d'éducation religieuse qu'ils avaient reçue, ils ne connaissaient pas plus le christianisme que l'islam et les mystères de la religion leur étaient tout aussi impénétrables. Il y a, dans la nouvelle religion, une simplicité qui répond aux espérances des hommes et qui correspond avec l’esprit de l’époque; une religion simple, naturelle qui offre les mêmes garanties de salut éternel, avec beaucoup moins de subtilités théologiques. L’islam donne à l’homme la possibilité d’exercer son libre arbitre dans l’interprétation du message divin. Avantages que les vieilles religions fortement structurées et hiérarchisées ne peuvent plus consentir à leur fidèles . Dès lors, les motifs de conversions sont multiples tout en privilégiant toujours l'intérêt concret, réel de la démarche:

"...les chrétiens et les juifs qui changèrent leur religion, ne le firent pas uniquement pour acquérir les mêmes droits que les musulmans, mais principalement par admiration pour la supériorité de la civilisation de leurs maîtres".

L'importance des conversions au cours de la période initiale de domination ommeyade peut donc s'expliquer par le fait que la majorité de la population n'avait pas une conscience claire du changement social qui était en train de se produire, tant à cause du nombre relativement restreint d'occupants que par rapport à la réalité sociale qui, dans une grande mesure, fut conservée. Cela tendrait à confirmer que, d'une part le changement proposé n'était pas trop contradictoire avec les croyances antérieures et que, d'autre part, les bénéfices à retirer d'une conversion prenaient le dessus sur les inconvénients d'une telle démarche.

Les facteurs d'une décadence

Pour tous les historiens, bien qu'à des degrés divers, l'un des motifs d'explication du rapide développement du monde islamique résida dans sa conception religieuse, dans son désir naturel de comprendre et de développer les sciences; sa conscience de l'importance de se servir des savoirs et des connaissances qui ont des implications concrètes, pratiques: astronomie, logique, mathématiques, médecine. L'apport le plus fécond de l'islam d'Al-Andalus, fondamental pour notre problématique de la présence musulmane en Europe aujourd'hui, est de n'avoir pas confondu le message universel du Coran avec les traditions et le folklore d'une partie ou une autre de la communauté. L'islam andalous a entériné une coexistence possible, tolérante entre les trois religions monothéistes permettant que la marque laissée ne soit pas celle d'une blessure mal cicatrisée mais plutôt l'empreinte artistique, culturelle d'un espoir déçu; la trace d'un développement philosophique qui permit une distanciation critique face aux diverses conceptions du monde.
Le déclin d’Al-Andalus entraîné par l'incapacité de l'islam à créer un système politique stable autre que basé sur une religion commune et des règles dictatoriales est une interprétation quasi unanimement acceptée par les historiens. Certains vont même plus loin en disant que le caractère religieux, englobant tous les aspects de la vie du musulman, empêche la création de toute forme séculaire de coexistence: "les Musulmans n'ont jamais été capables d'instaurer un consensus politique stable et considérant la chute du califat est considérée comme la fin d'un équilibre de fiction sur lequel l'Etat était construit."
Que peut-on opposer à ces considérations critiques sur le modèle politique du califat andalous ? La nature du concept de stabilité tout d'abord : qu'est-ce qui détermine la stabilité d'un système politique ? Celle-ci est-elle vraiment proportionnelle d'une certaine cohésion sociale ? Ces questions doivent nuancer la tendance univoque de la plupart des historiens ayant abordé la période de Al-Andalus comme une entité politique cohérente, quelque chose comme l'état national sur le modèle européen, alors qu'il s'agissait plutôt d'une société tribale, fragmentée. Dans un tel système, l'instabilité à l'échelon supérieur est normale, attendue même, étant donné que la politique clanique se caractérise par une forme permanente de rapports. La stabilité de l'organisation sociale et de ses institutions était, sans doute, importante dans la société andalouse, mais l'essentiel était ailleurs. Cet ailleurs mis en évidence dans les questions que pose l'historien Watt à propos du califat ommeyyade :

"Quand nous l'admirons, qu'est-ce que nous admirons ? Est-ce la concentration de son pouvoir politique, sa prospérité ? Est-ce son architecture ? Ou est-ce quelque chose d'autre, quelque chose dissimulé derrière ces apparences, quelque chose surgi du de l'esprit humain, un état d'esprit qui s'exprimerait au travers des arts, de l'architecture et de la littérature ?"

La réponse se trouve peut-être dans la tentative de mise en pratique d'une volonté de réaliser, au quotidien, un idéal théorique dans les domaines économique, politique, juridico-administratif et culturel qui soit capable de formaliser une manière d'être religieux, d'écrire littéraire, de savoir philosophique et scientifique, d'expression plastique et musicale. Un état d'esprit dont le double objectif, caractérisé par l'islam andalous qui voulait déchiffrer le message coranique en profondeur afin d'essayer d'en extraire sa signification éternelle d’une part, et, de l’autre, interpréter ces considérations à valeur éternelle pour trouver des réponses aux problèmes toujours nouveaux auxquels l'homme est confronté. L'énigme d'Al-Andalus réside en partie dans l'échec de la relation entre religion et pouvoir; et, comme ailleurs, on peut s'interroger sur le lien entre l'éloignement de la politique de la religion et l'échec politique du pouvoir musulman. Prospère et florissante au nom de l'islam, la société andalouse a peu à peu oublié ses références, elle s'est assoupie sur ses acquis et fut incapable de maintenir le souffle de l'effort qui aurait peut-être permis la survie du modèle de convivance dont elle avait bénéficié. Si la décadence politique du royaume andalous, avec ses intrigues de palais, ses guerres de clans, ses successions scabreuses, était seule à même d'expliquer le déclin d'Al-Andalus, elle nous ferait peut-être passer à côté d'un aspect capital de la chute des civilisations. L'aspect fondamental que met en évidence Roger Garaudy c'est la décadence morale, juridique et sociale du pouvoir. Au-delà des hommes, la raison du déclin du royaume ommeyyade se trouve dans la perte de son identité plurielle, "l'oubli de ses valeurs, l'oubli de son Dieu" . Il insiste sur le rôle des fuqahas, oligarchie juridique, sorte de clergé réactionnaire qui, sous la direction de Huhamed Ibn Yakba à Cordoue et de Al Zubaydi à Séville, s'efforcent de détruire, au nom d'un ritualisme archaïque et d'un formalisme sans âme, tout ce qui se produit de grand au nom de l'islam en Espagne. Sous la houlette de ce clergé constitué (notion totalement exclue dans l’islam sunnite), l'islam se convertit en un islam béat, soumis au pouvoir, incitant le peuple à la délation de la moindre inobservance des rites et prêchant le fatalisme et la résignation ; un islam incapable de poursuivre l’œuvre entreprise par le Prophète puis par les quatre premiers califes : un islam ouvert et créateur. L’intolérance et la paresse progressive d'une clique de juristes rigoristes niant l'universalité du message coranique facilitèrent le travail de reconquête des Rois catholiques .
L'équilibre politique, dans tous les Etats islamiques du Moyen-Age, est précaire. Les princes vont et viennent, la géographie des Etats change constamment. Mais la base structurelle et morale de la société reste inchangée. La rupture de l'ordre public est perçue comme un phénomène normal, dans la nature des choses. La loi islamique, éternelle et universelle par nature, réglemente le quotidien aussi bien que les affaires religieuses, et introduit une standardisation, une uniformité de gouvernement et de comportement social qui, malgré les turpitudes du pouvoir politique, permet le maintient d'une stabilité relative de l'ordre publique au sein de la population. Alors que se poursuivaient les disputes pour le pouvoir, la grande majorité de la population menait sa vie habituelle et se livrait à ses pratiques religieuses, sans se sentir concernée par les complots fomentés par une poignée d’hommes attirés par le pouvoir. Dans un tel contexte, il est évident que la stabilité n'est pas le critère décisif pour juger de l'état d'une société. En revanche, ce problème nous a rapprochés d'une question plus fondamentale, celle de la relation entre la religion et le pouvoir au regard de l'expérience andalouse.
Les textes qui traitent de l'organisation politique sont brefs. La philosophie musulmane oscille entre deux pôles: "la seule vraie autorité est celle de Dieu, et tout pouvoir Lui appartient (Coran, 6,57)" ; "obéir au Prophète, c'est obéir à Dieu" (4,80) ; "il faut obéir à ceux qui détiennent le commandement (4,59)" . Le pouvoir émane de Dieu, et le Prophète a été l'exemple de l'application du modèle islamique. Ensuite, après le principe directeur, ses limites, ses modalités d'application: "Mais qui détient le commandement doit consulter les croyants sur toute chose" (3,159), "et les croyants doivent se consulter entre eux (42,38)". Pouvoir et commandement d'une part, consultation de l'autre.

La règle et son application

La règle ne se discute pas : "la seule vraie autorité est celle de Dieu". Principe premier et absolu. Puis vient l'application, la gestion de l'absolu dans le monde relatif des hommes. A ce niveau, on constate que la règle autorise une très large diversité de modèles. Le principe de consultation ne s'apparente-t-il pas à ceux de la souveraineté populaire et des élections ? Dès lors, la discussion peut porter simultanément sur deux plans. Le premier consiste à observer la réalité du monde musulman et à analyser le fonctionnement de la société, pour en tirer des conclusions sur sa proximité par rapport au modèle idéal. Le second, plus théorique, est d'envisager, à partir du modèle théorique et des principes essentiels cités plus haut, une application concrète dans la société. Ce va-et-vient entre la réalité et l'idéal recherché est nécessaire pour ne pas perdre le contact avec la société et ne pas se laisser submerger par une réalité qui détruirait les principes considérés comme fondamentaux. En équilibre entre idéal et réalité, on sera en meilleure situation pour mettre en évidence le décalage entre les faits et le droit, entre un objectif à atteindre et les impératifs d'un contexte particulier.
La responsabilité des musulmans, juristes, religieux et hommes politiques sera de garder à l'esprit l’idéal sans pour autant nier les exigences spécifiques du contexte dans lequel ils évoluent. Le souvenir d'Al-Andalus, s'il aide les musulmans et les non-musulmans à s'interroger sur leur patrimoine commun, sur leur rapport à la religion et au pouvoir, sera fécond et favorisera une coexistence positive de l'islam en Europe.
Pour les musulmans, cette épisode de cohabitation rappelle le Pacte conclu, en 622 de notre ère, entre les premiers musulmans fuyant la Mecque pour Médine, et les arabes non islamisés et les juifs qui formaient la population indigène. Dès son arrivée, Mahomet, reconnu en tant que chef et arbitre, dut apaiser les tensions et les susceptibilités qui divisaient les tribus locales et créer les conditions physiques nécessaires à l'installation de la nouvelle communauté. Aujourd'hui, en Europe, l'exigence est plutôt d'aménager, dans un environnement laïc et démocratique, un espace à l'intérieur duquel une nouvelle composante de la société pourra s'épanouir en harmonie avec le reste de la population.
Le Prophète fondait sa politique de cohabitation sur deux versets coraniques. Le premier affirme que l'islam ne doit pas recourir à la contrainte pour convertir : "Pas de contrainte en religion !" Le second proclame la liberté de croyance: "Votre religion à vous, ma religion à moi". Ces versets fournissent les principes du Pacte passé par les trois communautés. Avec l’expérience andalouse, l’épisode médinois peut servir de référence à toute réflexion sur le pluralisme de l’islam. Les traits principaux du Pacte peuvent se décrire de la manière suivante:

"En premier lieu, c'est un document où il est question non de domination, mais de participation. Le document ne préconise pas, en effet, un système unitaire, monolithique, il laisse les blocs sociaux signataires libres d'organiser les diverses sphères de leur existence en vertu de leur propre loi. Chaque groupe confessionnel et ethnique dispose d'une autonomie quant à la religion, la législation, la juridiction, l'éducation, le commerce, la culture, la vie quotidienne... En deuxième lieu, le Pacte est de nature contractuelle. Il a été conçu à partir des délibérations libres des représentants de chaque communauté et repose sur l'égalité de ces dernières. En troisième lieu, il faut voir que cet accord prime sur le Coran et la Bible. Les communautés signataires ne peuvent pas le transgresser en se fondant sur leur propre loi" .

A la lecture de ces lignes, on discerne les potentialités légales et théoriques sur lesquelles pourraient se baser les musulmans d'aujourd'hui dans toute tentative de cohabitation. On y parle de participation, d'autonomie, de contrat, de délibérations libres, de primauté de l'accord sur les livres saints. Un ensemble de notions qui montre clairement que l'islam n'est pas fondamentalement opposé aux valeurs occidentales de démocratie, de liberté individuelle et d'élections. La réalité de telles notions, leur traduction au quotidien ne sont peut-être pas conformes aux méthodes occidentales; mais elles existent et doivent servir de fondement à tout dialogue. Ceci confirme l'idée que les divergences culturelles ne sont pas insurmontables. Un effort de compréhension du langage de l'autre ouvrirait les portes d'une vraie rencontre.