A la mi-mars, au Royaume-Uni, dans la ville de Birmingham, endroit connu autrefois comme
un des centres de la révolution industrielle britannique, l’association Europe Trust www.europetrust.eu.com a réuni un éventail de spécialistes pour participer au séminaire : « Awqaf en Europe ». Sous l’égide de Dr. Ahmed al-Rawi, chair du Conseil d’Administration d’Europe Trust et de Dr. Abdel Karim Bensiali, directeur général d’Europe Trust, une bonne trentaine de spécialistes ont discuté ensemble, sur trois jours, au sujet des waqfs actuels en Europe et de leur avenir. L’objectif principal était de cerner les spécificités relatives au développement du waqf en Europe, plus particulièrement, dans le cadre de la législation existante dans les différents pays européens.
Pour ce faire, ce séminaire accueillait un groupe d’experts, venant d’horizons bien divers depuis le monde du finance et des banques, de droit civil européen mais aussi de la shari‘a, des délégués de la vie associative municipale et nationale de la Grande-Bretagne et d’autres pays européens, ainsi que des représentants des ONGs, des centres culturels et religieux musulmans en Europe, des associations caritatives européennes et extra-européennes, sans oublier la participation des historiens.
Bien que l’idée et le modèle de waqf d’Europe Trust s’appuient sur la jurisprudence musulmane, il s’agit bien ici du waqf européen, institutionnalisé et régi par la législation européenne. Dans le cadre d’Europe Trust, le waqf est conçu, élaboré et géré par les Européens en vue de soutenir des besoins sociétaux en Europe.
Pour les historiens qui adoptent la perspective de la longue durée, voir évoluer le waqf en Europe contemporain n’est pas surprenant, vu les capacités d’accommodation et de flexibilité du waqf aux nouvelles donnes. Etablir des waqfs pour répondre aux besoins sociétaux rentre dans la norme des pratiques des communautés musulmanes. Les établir dans un environnement de prédominance non musulmane n’est pas du reste chose nouvelle. C’était au premier abord le cas pour les premières générations en islam lorsque les sociétés musulmanes fondaient des waqfs lors de l’époque omayyade au 7e et au 8e siècle, et au premier siècle abbaside quand les structures musulmanes, les waqfs compris, prenaient forme dans des sociétés préexistantes. C’était également, par ailleurs, à cette époque quand les waqfs s’établissaient en Espagne . En parlant de l’Europe, du fait que la présence musulmane ne s’y est jamais éclipsée depuis l’ère omayyade jusqu’à aujourd’hui, on peut présumer d’ailleurs que la tradition des waqfs perdurait dans plusieurs régions européennes, non seulement, bien entendu, en Espagne, mais aussi auprès des communautés musulmanes habitant l’Europe à travers les siècles même si, pour le moment, nous n’avons pas trouvé trace écrite pour l’usage des waqfs chez les musulmans en Europe médiévale ou moderne.
Donc, un précédent pour des waqfs européens existe. Mais les établir en Europe de nos jours représente un phénomène novateur, une situation nouvelle dans la mesure où le waqf européen est en train de se constituer institutionnellement dans un environnement législatif qui n’est pas issu de la sharî‘a et où la sharî‘a ne ferait visiblement pas partie de ce système. Intégrer le concept du waqf au sein d’une structure légale qui ne le prévoit pas, c’est un des enjeux majeurs de cette entreprise. Or comme montrent les waqfs établis par Europe Trust en Grande-Bretagne, il y a tout juste 10 ans, il n’y a pas forcément d’obstacles législatifs car la notion générale de la charité existe, bien entendu, dans toutes les sociétés et, dans le cas spécifique de la Grande-Bretagne, le concept de la permanence du waqf n’est pas très éloignée, avec certaines réserves, de l’idée britannique du « permanent charity », réglé par « the English Charity Law » (communication au séminaire de Jim Melton-Bradley, le 20 mars 2006).
Les waqfs en Europe contemporaine s’inscrivent dans une longue tradition de l’évolution des usages de waqf et ils ne sont, à la base, qu’une manifestation récente de l’institution de waqf qui développait et se transformait dans le monde musulman depuis le 7e siècle de notre ère. Or pour comprendre et pour suivre les évolutions actuelles et futures du waqf en Europe contemporaine – car le phénomène des waqfs européens n’est qu’à ses débuts, il est évidement important de se familiariser avec les concepts fondateurs de waqf, point que nous avions fréquemment souligné lors du colloque de trois jours d’Europe Trust à Birmingham.
Le waqf est une institution ancienne qui reflète les besoins et les tendances changeants et divers de la société, ceci vus spécifiquement au travers de la décision prise par les fondateurs quant à leurs choix de destinataires qui allaient bénéficier des revenus provenant de leurs waqfs. Leurs choix de bénéficiaires soulignent précisément à la fois les besoins dans une société, mais ils désignent aussi les choses qui sont estimées importantes par une population. Il est donc attendu que la nature des bénéficiaires de waqfs se transforme au fur et à mesure selon les besoins ressentis par les sociétés habitant les régions musulmanes et arabes où l’on utilise cette institution. A cet égard, notons que les communautés chrétiennes et juives habitant le Maghreb, le Machrek et le Moyen-Orient établissaient également des waqfs.
L’idée même du waqf est à la fois simple et ingénieuse, c’est pourquoi il a pu s’adapter aux besoins fluctuants de la société pendant les longs siècles de son existence. L’idée fondatrice de waqf est le suivant : un individu, homme ou femme, « immobilise » en permanence une propriété lui appartenant dont l’usufruit en provenant serait versé régulièrement (sans fin en vue) aux différents niveaux de bénéficiaires nommés ou désignés par le fondateur (wâqif) ou la fondatrice (wâqifa) du waqf : il n’y a aucune différenciation entre homme et femme vis-à-vis des règlements pour établir un waqf. Les bénéficiaires se constituent de lieux, d’individus ou d’une combinaison des deux. Aux intervalles réguliers, les bénéficiaires touchent des parts des revenus désignés expressément par le fondateur du waqf. Les revenus sont générés par la rentabilisation de la propriété mise en waqf par le fondateur. Cette propriété ou ces propriétés, dans le cas où il y en a plusieurs, forment les avoirs du waqf : c’est le fameux capital inaliénable du waqf. Selon la sharî‘a et souvent d’ailleurs dans la pratique – nous le savons par l’étude minutieuse des documents notariaux de waqf enregistrés durant les différentes époques, la valeur du capital du waqf doit toujours rester pareil même si les propriétés initiales, elles-mêmes, sortent de leur statut de waqf pour être remplacées par d’autres biens de la même valeur ou d’une valeur plus élevée (par le moyen, entre autres, de l’istibdâl).
L’essentiel de cette institution de waqf se résume dans le principe de conserver le caractère permanent de chaque unité de waqf qui s’opère de façon autonome, mais qui est réglée par un cadre qui conjugue la sharî‘a, le droit civil (qânûn) et des pratiques sociales (‘urf) de la société. Une fois que le fondateur d’un waqf choisit d’apporter des revenus de son waqf aux bénéficiaires désignés, c’est une action continue et ininterrompue. C’est aussi la marque que laisse l’individu dans la société dans laquelle il vit dans la mesure où le waqf fournit la structure d’une liberté d’action de soutenir matériellement un destinataire au choix du fondateur et ce, durant la vie ainsi qu’après le décès du fondateur. C’est une action qui fonctionne donc non seulement dans le présent, mais c’est surtout une action qui vise l’avenir car le waqf continuera, en principe, à tourner bien d’années après la mort du fondateur.
Ceci dit, Europe Trust (Al Waqf Al-Europi), charité britannique enregistrée et domiciliée à Birmingham, a suivi ce même principe par le croisement de la notion de la permanence d’un waqf avec le concept britannique de « permanent charity » évoqué plus haut. Mais au lieu de suivre le modèle mentionné ci-dessus où chaque waqf est constitué d’un fond d’avoirs spécifiques à lui-même et gérés de façon autonome et, pour ainsi dire, en vase clos où les revenus du waqf en question sont accordés aux bénéficiaires expressément et seulement désignés par le fondateur, Europe Trust adopte un autre modèle également utilisé dans le monde arabe et musulman, à savoir une gestion globale rassemblant la totalité des avoirs de plusieurs waqfs .
C’est le modèle utilisé d’habitude pour l’administration des grands waqfs. L’exemple, par excellence, est la gestion centralisée du Conseil d’Administration des Haramayn, des Villes Saintes de l’Arabie, où le Conseil gère l’ensemble des biens appartenant aux waqfs établis au profit de la Mecque et de la Médine. Ce Conseil réunit l’administration des waqfs fondés dans les différentes régions du monde en faveur des Haramayn afin de gérer les avoirs de façon cohérente. C’est également le modèle utilisé historiquement pour d’autres grands waqfs que ce soit dans le nord de l’Afrique comme avec la gestion des habous appartenant aux mosquées hanafites (Subul al-Khayrat d’Alger) dans l’Algerois ottoman, en Egypte pour les waqfs qui soutient les activités d’al-Azhar ou au Proche-Orient à l’égard des waqfs de la Grande Mosquée omayyade de Damas. C’est du reste, également le cas chez les chrétiens d’Orient qui utilise ce même modèle avec la gestion centralisée des waqfs appartenant aux couvents et aux églises.
Bref, le modèle adopté par Europe Trust de constituer un Conseil d’Administration pour gérer un ensemble de waqfs trouve ses précédents dans les pratiques des sociétés musulmanes et arabes ; il est, par ailleurs, le modèle adopté par le Secours Islamique d’Europe pour régir également leurs waqfs.
Pour regarder plus près le dispositif organisationnel des waqfs créés et gérés par Europe Trust, on constate que le modèle traditionnel construit sur une base triangulaire liant institutionnellement et personnellement le fondateur de waqf à ses bénéficiaires n’est plus à l’ordre de jour. En clair, avec le modèle traditionnel, un fondateur cède une propriété lui appartenant dans l’objectif de générer des revenus afin de les distribuer, de manière durable, aux bénéficiaires qu’il désigne. Cette unité fonctionne de façon autonome et en référence constant au fondateur du waqf du fait que les revenus sont alloués au nom du fondateur du waqf aux bénéficiaires et ce, aux intervalles réguliers, d’habitude, une fois par an. Pour constituer les avoirs d’un waqf, suivant le modèle traditionnel, le donateur devait se séparer définitivement (sauf auprès du madhhab malikite) d’un de ses biens : une propriété immobilière, un terrain agricole, une somme d’argent ou des droits de propriété sur des contrats de location (à l’époque ottomane, notamment, nous voyons beaucoup de ce genre de propriété mise en waqf).
Or l’organisation interne et administrative des waqfs de l’Europe Trust se ressemble à l’autre modèle de waqf signalé ci-dessus, le modèle où le waqf est géré géré de façon centralisée, mais il s’inscrit surtout dans le modèle actuellement en usage dans plusieurs pays comme dans la Turquie post-ottomane ou dans la Syrie post-coloniale. Dans ce cas, ce ne sont plus des individus qui établissent leurs propres waqfs dans le but de soutenir tel ou tel bénéficiaire dans l’espace social ou religieux (les waqfs khayrî) . L’objectif est plutôt de contribuer à alimenter des waqfs déjà existants qui sont gérés par un ministère qui possède des pouvoirs décisionnels quant au choix des destinataires des revenus des waqfs.
C’est le modèle qui ressemble le plus à celui utilisé par Europe Trust, un modèle composé de trois niveaux avec le Conseil du Trust doté des pouvoirs de décision dans le domaine économique (choix de modalités d’investissement des biens appartenant au Trust) et social (choix de bénéficiaires).
Concernant les fondateurs du waqf d’Europe Trust, il faudrait mieux parler plutôt des donateurs car il s’agit ici de contribuer, de façon permanente ou temporaire, aux fonds du waqf centralisé et déjà créé par l’Europe Trust. Hormis cette catégorie de donateurs, à savoir des particuliers qui contribuent, à titre individuel, aux avoirs du waqf, d’autres moyens existent également pour alimenter les fonds. Des institutions financières, banquières et d’investissements contribuent, elles aussi, à fournir des biens, dans des formes différentes, au waqf d’Europe Trust. Sans rentrer dans les détails, on note qu’il est également possible de participer à agrandir les fonds du waqf d’Europe Trust par l’allocation d’une partie des profits provenant, par exemple, des activités des entreprises.
Gérés comme un ensemble par le Conseil d’Europe Trust, les fonds du waqf sont partagés en trois éléments dont deux sont de nature « non-profit making » alors qu’un troisième se consacre à la production de profits pour garantir les fonds nécessaires afin de subventionner les activités du waqf d’Europe Trust. Chacun de ces trois éléments est associé, à son tour, à un groupe de bénéficiaires. Pour en donner une idée plus précise : un des deux éléments de la partie « non-profit making » du waqf d’Europe Trust investit approximativement 30% des fonds des avoirs du waqf dans des activités afin de fournir des services sociaux en Grande-Bretagne dans le domaine de l’éducation, des maisons de repos de malades, des clubs, etc. Parmi des activités prévues à l’avenir dans ce secteur des bénéficiaires : des refuges d’animaux, des bibliothèques ainsi que des programmes radiophoniques et télévisés. La deuxième partie dans l’élément « non-profit making » d’Europe Trust, qui consiste d’environ 20% des fonds du waqf, subventionne des programmes dans la communauté tels les centres de soin et de santé, des programmes d’éducation ainsi qu’un soutien d’urgence aux nécessiteux dans la société.
Enfin, quant à l’élément « profit-making » du waqf, environ 50% des avoirs sont réinvestis pour assurer l’avenir des fonds du waqf. Autrement dit, une moitié des fonds du waqf d’Europe Trust contribue au soutien des activités sociales essentiellement en Grande-Bretagne, sauf pour l’aide donnée aux victimes des catastrophes naturelles ou des guerres, tandis que l’autre moitié des avoirs est investie pour garantir le bon fonctionnement financier des fonds.
Au terme de trois jours des discussions lors du colloque de Birmingham, un comité de rédaction a composé un plan d’avenir pour définir et élaborer les prochaines étapes du développement du waqf d’Europe Trust à l’égard des modalités de son financement et de sa gestion mais aussi concernant les domaines du choix des bénéficiaires. Vu la réussite du waqf d’Europe Trust depuis sa création, il y a 10 ans, et l’intérêt que portent les membres du colloque venant d’horizons si diverses, il semble bien que le waqf européen, représenté par Europe Trust occupera une place grandissante dans le paysage européen de la charité et du soutien social dans la société.

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Randi Deguilhem, CNRS, CR1 HdR
IREMAM-MMSH, Aix-en-Provence, France