Anneau d’or à l’oreille droite, cheveux pris dans un tissu plus "pirate" qu’arabe, moustache et bouc entourant un sourire éclatant, Douglas Fairbanks Jr vient d’embarquer du port reconstitué de Bassora pour les mers lointaines. Car, en 1948, il est Sindbad le Marin dans un film de Richard Wallace où effets spéciaux, télescopage culturels et fantasmes orientaux emportent l’Occidental dans une féerie hollywoodienne magnifique et romantique. Son père avait été Voleur de Bagdad en 1924, les contes orientaux font à l’époque les délices des cinéphiles américains et Bassora, sur écran, est une ville de rêve, aux fins minarets, aux coupoles dorées, sur fond de sable et de palmiers. Des chambres de l’hôpital de Bassora, situé au bord de l’Euphrate, à l’embouchure du Chott el Arab, par les larges baies vitrées, l’eau, le sable et les palmiers sont toujours là, mais les hommes jeunes, à la perfusion plantée à même le torse, maigres comme le furent ceux qui revinrent des camps nazis, n’ont même plus la force de se lever de leur couche pour admirer un paysage qui n’a pas changé depuis l’Antiquité. Au loin, en amont, là où les marais ont été asséchés autoritairement, les fiers Arabes dans l’intimité desquels vécut de nombreuses années Wilfred Thesiger, aristocrate anglais, écrivain, explorateur et ethnologue, dont l’oncle fut Vice-Roi des Indes, ont abandonné leurs nobles demeures de roseaux pour s’entasser dans des casemates de parpaings dans les banlieues de la ville. Tout près, dans les ruelles qui restent du souk, adossés à des vieilles Chevrolet soustraites à un Koweït tout proche et si lointain on vend de tout, enfin tout ce qu’on peut vendre, ses meubles, ses souvenirs, on essaie de sauver sa famille, de sauver sa peau, à l’ombre des façades de briques usées et jaunes.
En l’an 700, des commerçants musulmans s’étaient installés dans l’actuel Sri-Lanka et les échanges s’étaient peu à peu intensifiés entre Bagdad et L’Inde. Les cotonnades, les plats de cuivre et d’argent, les chevaux et les parfums partaient sur des navires longeant soit les côtes omanaises soit les côtes de Perse et du Sind et revenaient d’Extrême-Orient chargés de teck, d’ambre et de rubis, et noix de coco et de peaux de panthères. Lorsqu’ils s’aventuraient plus loin que l’Inde, vers Java ou Sumatra, ils faisaient alors provision de bois de santal, de camphre, de muscade et de poivre. En Chine, ils achetaient du papier, de l’encre, des feutres, de la cannelle, du musc… Bassora était alors un des creusets de la civilisation musulmane, de sa mystique, une capitale de l’intelligence.
Désormais le port sommeille et des soldats statufiés, disposés les uns à la suite des autres pointent du doigt l’Iran voisin et Fao, ville martyre de la guerre entre les deux pays, là où avaient accosté en 1291 Marco Polo accompagné d’une princesse mongole destinée à devenir l’épouse du roi de Perse. Trente ans avant, la ville avait été détruite par ses pairs.
L’Américain Douglas Fairbanks Jr, en Sindbad le Marin, n’a jamais vu le capitaine anglais Lawrence, en Sindbad le Saharien, sillonnant Bassora en 1915, et comprenant que pour vaincre l’occupant turc, il fallait donner l’indépendance aux Arabes – et on le lui fit croire, à lui comme on le fit croire aux Arabes – . Il n’a jamais vu Bassora non plus, et il n’aurait jamais imaginé dans le décor de carton-pâte scintillant où il évoluait, que tant de sang allait plus tard noyer la ville, à la fin du XXème siècle, sur les routes venant de l’Emirat voisin où des colonnes de pauvres fuyards furent abattues, dans les quartiers chiites où les habitants furent massacrés, sur les draps des hôpitaux où l’on meurt pour rien, juste par punition.
S’il avait su tout cela et tout ce qui se prépare, il aurait appareillé pour un huitième et dernier voyage, vers de nouveaux paradis en technicolor, loin des souffrances des Iraqiens de Bassora, de leurs silences apeurés, prisonniers de la folie d’autres hommes.