Spécialiste du Maghreb et auteur de nombreux ouvrages sur l’Algérie, Benjamin Stora, né à Constantine, est enseignant en Histoire contemporaine à l’Institut national des langues et civilisations orientales, et président du Conseil scientifique de l’Institut Maghreb-Europe à l’université Paris 8. Dernier ouvrage paru : Algérie, Maroc : histoires parallèles, destins croisés, Maisonneuve et Larose, 2002. La Médina : Pour reprendre le mot de Mohamed Boudiaf : "Où va l’Algérie ?". Où en est-elle selon vous de sa sortie de crise ?
Benjamin Stora : En deux mots, l’Algérie de 2003 n’est pas l’Algérie de 1993, c’est une évidence. L’Algérie d’il y a dix ans, c’était des milliers d’hommes dans les maquis, c’était un Etat qui vacillait, c’était une situation sécuritaire extraordinairement fragile pour l’Etat algérien, avec le sentiment d’exaspération d’une grande partie de la mouvance islamiste. Nous étions donc dans une situation de basculement possible et de fragilité extrême. Dix ans plus tard, nous ne sommes pas dans cette situation-là, même s’il y a une poursuite de la violence. Ce ne sont plus du tout dans les mêmes temporalités, ni dans les mêmes "volumes" de terrorisme et d’actions violentes. On peut dire que ce qui caractérise l’Algérie d’aujourd’hui, c’est d’une part, la gravité de la question sociale et d’autre part, la question identitaire avec la Kabylie. Ce sont les deux points qui dominent et qui à leur tour posent la question de la légitimité de l’Etat, alors que la question sécuritaire dominait auparavant.

Dans votre ouvrage Algérie, formation d’une nation, vous parlez justement de "repossession identitaire" et de "poursuite douloureuse d’un travail national". Que pouvez-vous nous en dire aujourd’hui ?
C’est tout à fait ça. On est dans la poursuite d’un travail national, à travers ce qu’on appelle "la question kabyle". C’est-à-dire le fait de pouvoir pratiquer la langue de son choix et le fait de pouvoir disposer de compétences politiques relativement autonomes par rapport à un Etat extrêmement centralisé. Ce sont des problèmes qui posent la question du fonctionnement de l’Etat-nation, dans sa version jacobine et autoritaire. Cette dimension de remise en question est patente. Il y a même une sorte d’ "intégrisme" kabyle qui viserait à la dislocation nationale, mais c’est très minoritaire dans le mouvement actuel. Ce qui est important à analyser, c’est que ce type de processus qui est en œuvre aujourd’hui en Algérie indique de toute manière qu’il y a une redéfinition des frontières idéologiques de la nation. Tout ce qui avait été écarté au lendemain de l’indépendance se retrouve à nouveau posé en ces termes : quel est le rapport que peuvent avoir les régions vis-à-vis du pouvoir central dans un gigantesque territoire ? Avoir un Etat très centralisé dans un pays si grand est en soi problématique. Donc, en fait, il y a poursuite du travail national en Algérie, c’est un travail qui n’est pas achevé.

Quels liens ou différences peut-on faire entre la guerre de libération de 1954-1962 et la tragédie sanglante de la décennie 90 ?
Il y a toujours des liens en histoire qui s’établissent et des continuités que l’on peut déceler, mais en même temps il y a des différences profondes. Les continuités concernent la question de la violence comme mode de régulation du politique. Dans la guerre d’indépendance algérienne, il y a eu cette tentative de régler les conflits politiques par le recours à la violence. Le FLN, on le sait, a pu s’installer comme parti politique par l’élimination de ses principaux rivaux. En particulier les messalistes, et ensuite les gens "de sensibilité berbère", ou communistes, ou même religieux dans certains cas. Donc il y a eu cette utilisation de la violence comme facteur, comme règle de fonctionnement du politique. Et ça c’est perpétué par l’Etat autoritaire qui a emmagasiné la violence comme mode de fonctionnement. Le deuxième aspect de continuité est le fait qu’après 1958 et l’assassinat d’Abane Ramdane, il y a eu effectivement la primauté du militaire sur le politique, à partir des années 60, dans la guerre. Les têtes politiques -que ce soit les chefs historiques, les gens de la Fédération de France, ou ceux du GPRA- ont été progressivement éliminées au profit de l’armée des frontières, dans les années 60-62. A partir de là, le rôle de l’armée est très important. C’est une continuité que l’on peut voir entre la fin de la guerre d’indépendance et aujourd’hui, à travers le rôle qu’a exercé l’armée dans la conduite des affaires.
Mais il y a aussi des différences profondes. Cette fois, il s’agit d’une guerre entre Algériens, c’est un conflit intérieur, la puissance coloniale n’existe plus. Deuxième différence fondamentale : l’Algérie en l’an 2000 est urbaine, citadine, jeune et beaucoup plus éduquée qu’au temps de la colonisation. On n’est pas du tout dans un système rural, archaïque, avec un taux d’analphabétisme extrêmement élevé, qui permettrait d’expliquer aussi la question de la violence en politique. On est déjà dans une autre société, il faut donc faire attention à cette logique de continuité qui vise en fait à donner à l’histoire de l’Algérie la marque de la répétition permanente. Comme si l’histoire était sans cesse la récidive. A ce niveau-là, il y a un danger dans l’analyse.

Dans La guerre invisible, vous avez également travaillé sur l’image ou l’absence d’images. Que nous révèlent-elles ?
Ça nous révèle d’abord l’imaginaire français, occidental ou européen sur la guerre et sur l’Algérie. L’Algérie a disparu comme pays réel depuis bien longtemps des imaginaires Européens. Parce qu’une fois l’indépendance obtenue par les Algériens, les Français ont tourné la page et non pas voulu regarder l’Algérie nouvelle qui émergeait. Donc les images nouvelles de l’Algérie n’existaient pas. Deuxième aspect : les Français n’ont pas regardé en face leur histoire coloniale, donc n’ont également pas fabriqué des images du passé colonial, ou faiblement. Troisièmement, le fait que l’Algérie comme pays indépendant ne s’est pas non plus beaucoup ouvert, ni au tourisme, ni au tournage de films. A partir de là, il n’y avait pas la possibilité de retourner voir l’Algérie telle qu’elle s’était modifiée. On retrouvait l’Algérie et ses décors en Tunisie ou au Maroc dans les tournages de films français par exemple. Ce qui est très préjudiciable à ce qu’est l’Algérie réelle. Pour toutes ces raisons-là, l’Algérie disparaît de la conscience collective parce que ce passé n’est pas assumé et qu’on ne veut pas regarder en face l’histoire coloniale.
Puis dans la tragédie algérienne qui va éclater dans les années 90, il y a aussi la censure étatique, qui va faire en sorte qu’on ne puisse pas appréhender ce qui se passe vraiment dans la société. Cette censure qui provoque de l’autocensure des journalistes algériens eux-mêmes, des intellectuels algériens. Et il y a le fait que les islamistes ont assassiné beaucoup d’intellectuels, des écrivains, des journalistes, des peintres, des poètes, des sculpteurs, des psychanalystes… Beaucoup ont été tués entre 1993 et 1995. C’est aspect-là est une grande leçon. Il signifie que la fabrication de l’Algérie par ses intellectuels disparaît aussi, ou qu’elle est affaiblie.
Ainsi, tous ces éléments se conjuguent pour faire de l’Algérie cette espèce de pays invisible. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’images, bien entendu. Les Algériens ont photographié, les jeunes photographes en particulier. Il y a aussi des films, des cinéastes qui ont essayé de relever le défi. Mais le problème est cette sensation d’absence d’images qui domine, et c’est ce que j’ai voulu exprimer dans La guerre invisible.

Pourra t-on enfin écrire l’histoire de la guerre d’Algérie ? Ou manque-t-il encore des conditions ?
Une histoire reste toujours à écrire. Deux siècles après, on est toujours en train d’écrire la révolution française, et on se querelle encore, comme l’ont fait les historiens lors du bicentenaire de la révolution en 1989. La guerre d’Algérie est un grand moment fondateur car c’est l’émergence d’une nation, c’est aussi la crise du nationalisme français, la naissance de la Ve république etc. Il y aura donc toujours des disputes autour de la guerre d’Algérie, il ne faut pas se faire d’illusions. On peut néanmoins avancer vers plus de connaissance de cette période et vers plus de restitution de mémoires et d’archives.

Vous avez participé à des travaux lancés par le ministère de l’Education nationale sur l’enseignement du Maghreb contemporain en France. Comment enseigne t-on la guerre d’Algérie ?
En Algérie, ce sont des figures qui réapparaissent. La guerre n’avait pas été oubliée, car elle était un facteur de légitimation de l’Etat. En France, par contre, la dénégation avait été beaucoup plus forte et la guerre avait été oubliée. Donc il a fallu pratiquement tout remettre en chantier : les dates, la chronologie, les personnages… Ce qui souvent n’existait pas il y a dix ans. Maintenant on connaît bien mieux la guerre d’Algérie en France, dans les manuels scolaires, dans les sujets qui tombent au bac, au brevet, mais ça reste encore insuffisant. Pour deux raisons : car la guerre d’Algérie reste encastrée dans la période de décolonisation, elle n’est pas étudiée en tant que telle, mais à l'intérieur de la séquence décolonisation de l'empire français. Et elle est étudiée aussi à l'intérieur de la vie politique française, dans le passage de la IVe à la Ve république. Mais la séquence guerre elle-même n'est pas étudiée en tant que telle, ce qui reste problématique. Le second aspect qui pose problème est le fait que la question coloniale en tant que telle n'est pas abordée, c'est-à-dire ce qui fait les origines de la guerre. Mais le développement, le déroulement de la guerre est beaucoup mieux connu qu'auparavant. Il reste donc à mon sens deux graves questions : la colonisation comme facteur central d'explication, et la guerre elle-même qui peut être étudiée indépendamment des grands évènements internationaux.

Quelle place aujourd'hui pour la France en Algérie, comment est abordée la question de la langue française face à la langue arabe ?
Concernant l’Etat, une politique d’arabisation dans la mouvance des Oulémas, dont Ben Badis, a été enclenchée avec l’indépendance. Mais aujourd’hui, la notion de pluralité linguistique émerge. Quant à la société, elle n’a jamais arrêté de parler français. La langue est aussi une des caractéristiques de la nation et cent trente-deux ans de présence française en Algérie ne peuvent s’effacer d’un coup. La presse en langue française en Algérie a l’un des plus forts tirages du monde francophone –de 3 à 400000 exemplaires par jour-, en dehors sans doute du Québec. En fait, le problème réside dans la contradiction entre la société et l’Etat. Cela dit, la langue française recule. De plus, les "diplômés chômeurs" algériens sont eux aussi confrontés au phénomène de la mondialisation de l’économie et de la domination linguistique anglo-saxonne dans ce domaine. D’où l’intérêt de parler également anglais. Nous sommes ainsi passés du culturel au social.

Réciproquement, quelle place pour les Algériens en France ou les Français d’origine algérienne ? Sont-ils représentatifs de l’Algérie ?
D’une part, ils se sentent algériens. En témoignent leur attachement à la famille restée sur place ou les concerts raï, par exemple. Dans le même temps, ils sont en train de fabriquer une Algérie qui ne ressemblera plus à l’Algérie réelle. Il y a donc un double mouvement, propre à tout phénomène d’immigration.