L'association ATTAC connaît actuellement un succès croissant. Un engouement singulier, à l'heure de la désaffection politique. Le militantisme anti-mondialisation libérale peut-il devenir une nouvelle forme d'engagement citoyen, y compris pour les Français de cultures musulmanes ? Réponses du secrétaire général Christophe AGUITON. La Médina : Après trois ans et demi d’existence, ATTAC France revendique environ 28000 adhérents et près de 230 comités locaux. Votre dernier congrès au Zénith a rencontré un succès considérable et, avant les élections du 16 juin, une centaine de parlementaires étaient inscrits à votre organisation. Quel est votre impact auprès des pouvoirs décisionnels ?
Christophe Aguiton : Même si nous discutons avec les responsables politiques, ATTAC n'est pas une organisation qui privilégie le "lobbying" et le simple travail de conviction, car nous pensons que les mesures que nous préconisons et les revendications que nous réclamons vont à l'encontre des intérêts des grands groupes financiers et des milieux les plus fortunés qui ont une grande influence sur les pouvoirs décisionnels. Nous pensons qu'il faut inverser les rapports de force, ce qui implique une mobilisation et une sensibilisation du plus grand nombre possible de nos concitoyens.
Grâce au développement des mobilisations et à l'évolution de l'opinion publique qui est très largement favorable aux mouvements qui s'opposent à la "mondialisation libérale", les gouvernements ont dû prendre en compte un certain nombre de nos revendications. Le Parlement a voté le principe de la "taxe Tobin", cette taxe de faible ampleur sur les marchés monétaires pour limiter la spéculation financière et dégager des ressources pour les pays les plus pauvres ; par ailleurs, les OGM (organismes génétiquement modifiés) ne sont toujours pas autorisés dans l'agriculture.
Mais nous sommes loin du compte sur la plupart de nos revendications, qu'elles concernent les pays du sud comme l'annulation de la dette du tiers monde, ou la population vivant en France comme le refus des licenciements pour "convenance boursière". Comme nous l'avons vu pour les biscuits LU, les chefs d'entreprises sont prêts à fermer des usines même quand elles sont rentables, uniquement parce qu'elles ne le sont pas suffisamment au regard des exigences des marchés financiers !

Il existe des structures ATTAC dans 40 pays, principalement en Europe et sur le continent américain. A quoi attribuez-vous le fait qu’il n’y ait que deux pays musulmans (Tunisie et Maroc) qui disposent de telles structures ? Pensez-vous que le "contre sommet"de Beyrouth sera amené à avoir un prolongement durable, ou bien son succès n’est-il dû qu’à la tenue, à Doha, du sommet de l’OMC ?
Avant même de parler d'ATTAC, il faut voir où en est le mouvement qui s'oppose à la mondialisation libérale dont fait partie ATTAC, mais qui va bien au delà. Et là il faut bien voir que le monde arabe n'est pas le premier à s'être mobilisé sur ces thématiques : les Amériques (Nord et Sud), l'Europe, et pour partie l'Asie, se sont mobilisés les premiers. Il suffit de se rapporter à la liste des lieux qui ont marqué le mouvement : Seattle et Washington, Québec, Prague, Göteborg, Gênes, Barcelone, Bangkok ou Porto Alegre... rien que des villes situées en Occident ou dans les pays émergents.
Le contre sommet de Beyrouth, en novembre 2001, juste avant la conférence de l'OMC (Organisation mondiale du commerce) à Doha, a été la première initiative d'importance dans le monde arabe, avec plus de 1500 participants venant du Maghreb comme du Machrek. A partir de là, on peut penser que les choses vont s'accélérer : il y avait ainsi plus de 100 militants du monde arabe au Forum Social Mondial de Porto Alegre, en février 2002.
ATTAC n'est qu'une partie de ce mouvement, important en effet en Europe et en Amérique Latine. Mais en Asie ou aux Etats-Unis, le mouvement est fort sans qu'aucun organisme militant n'ait pris la décision de construire des structures ATTAC. Ce sera aux militants du monde arabe de choisir les formes d'organisation dont ils estiment utile de se doter. Nous serions ravis qu'ils optent pour ATTAC, mais c'est une décision qui leur revient.

Vos récentes prises de position sur la Palestine, qu’il s’agisse des déclarations de Porto Alegre en janvier dernier ou de la très médiatique arrestation de José Bové à Ramallah, constituent-elles une simple récupération ou témoignent-elles d’une prise de conscience que la lutte anti-mondialisation est réellement mondiale ? A cet égard, l’Irak n’est-il pas également victime de la mondialisation, au même titre que la Somalie, les Philippines voire la Tchétchénie ? Ces pays ne mériteraient-ils pas une mobilisation accrue en leur faveur de la part de mouvements comme ATTAC ?
Il y a une évolution rapide et très intéressante sur ces questions. Le "mouvement" a d'abord été confronté à la guerre en Afghanistan après les attentats de New York et Washington. Les réactions ont été partout les mêmes : après avoir condamné sans réserve des attentats meurtriers, méthodes qui sont à l'opposé de celles que nous défendons - convaincre la majorité de nos concitoyens et approfondir la démocratie -, ATTAC, comme les autres structures militantes anti "mondialisation libérale", a refusé une guerre dont les premières victimes ont été les populations civiles afghanes. A partir de là, les points de vue se sont élargis et tout le monde est conscient qu'il faudra lutter contre une série de guerre : aux Philippines, en Colombie, en Irak et d'abord en Palestine.
Dans de nombreux pays, des missions se sont formées dans les derniers mois pour aller en Israël et en Palestine. En France, elles ont pris le nom de “missions civiles pour la sécurité du peuple palestinien”. A Noël, près de 400 militants, européens surtout, ont ainsi fait le voyage, d’autres équipes sont parties pour assurer une présence permanente, et à Pâques, près de 600 militants de nombreux pays étaient sur place quand l’armée israélienne a lancé son offensive contre les villes palestiniennes.
Si les Européens étaient nombreux à Ramallah, ce sont les Américains qui étaient les plus nombreux parmi la centaine de militants présents à Bethléem le jour de l’invasion. Des militants qui ont accompagné, avec des drapeaux blancs, les ambulances palestiniennes pour éviter qu’elles ne soient la cible des Israéliens, et qui ont “protégé” le camp de réfugiés de la ville, gagnant de précieux jours avant que l’armée n’y pénètre.
C’est toute la génération de Seattle et Porto Alegre qui s’est jointe, sans que de grands appels soient lancés, aux petits noyaux qui depuis des années, voire des décennies, continuent le travail de solidarité avec les Palestiniens. Le mouvement mondial qui se développe depuis Seattle s’est donc montré capable de se lier au mouvement pacifiste au moment de la guerre en Afghanistan et d’être aux côtés des Palestiniens lors de l’offensive de l’armée israélienne.
Il participe à l’émergence d’une sorte de conscience civique internationale qui entend se faire entendre partout où cela est possible, y compris lors des conflits armés. Pour beaucoup de ces militants, il ne s’agit plus, comme pendant la guerre d’Espagne, ou même la révolution sandiniste au Nicaragua, de s’engager aux côtés des combattants et des révolutionnaires, mais d’être présents, de manière pacifique, pour témoigner, ouvrir des espaces démocratiques, et tenter de limiter, par la présence d’observateurs internationaux, les souffrances infligées aux peuples par les forces armées.

A surfer sur toutes les revendications, n’y a t il pas un risque d’instrumentalisation par tel ou tel mouvement, arguant des méfaits de la mondialisation, pour enrôler sous sa bannière un mouvement doté de la résonance médiatique d'ATTAC ?
Tout le monde peut tenter d'instrumentaliser ATTAC, comme tout mouvement qui a une certaine audience. Mais je pense que personne n'est dupe et que des mouvements militants, comme l'est ATTAC, ne peuvent être ni récupérés ni instrumentalisés parce qu'ils reposent sur une base de masse.

Quelle est l’audience du mouvement anti-mondialisation et d’ATTAC auprès des jeunes de cultures musulmanes en France ? L’engagement dans de telles organisations peut-il constituer une alternative crédible permettant à des jeunes, revenus du politique et des mouvements anti-racistes, de développer une forme de citoyenneté en leur faisant éviter le piège du communautarisme ?
Cela ne va pas de soi. Aux Etats-Unis, avant de revenir sur la France, tous les observateurs avaient été surpris de voir que les "blancs" formaient l'écrasante majorité des manifestants, pour la plupart très jeunes, et qu'il y avait peu de noirs ou de militants d'origine latino-américaine. En France, ou en Europe en général, la première phase du mouvement a vu surtout des militants issus des classes moyennes ou supérieures, donc peu de jeunes issus de l'immigration.
ATTAC, comme les autres mouvements, tente d'inverser cette tendance, et je pense que les derniers événements vont faciliter ce rapprochement entre cultures militantes : les manifestations pour la Palestine ou celles contre Le Pen, après le premier tour des présidentielles, ont vu de très nombreux jeunes musulmans descendre dans la rue et y rencontrer des militants d'ATTAC et d'autres associations. Je pense qu'une telle rencontre permettra de développer des alternatives ouvertes et d'éviter ainsi les pièges du communautarisme.

Quels sont les prochains axes d’effort et les grandes échéances à venir d’ATTAC, en France et à l’étranger ?
Après notre mobilisation pendant les législatives pour interpeller tous les candidats sur nos thématiques, nous sommes en train de préparer le Forum Social Européen, qui se tiendra fin novembre à Florence (Italie) et qui sera une occasion unique de rencontre des dizaines de milliers de militants venus de toute l'Europe. Plus tard, en juin 2003, le G7 qui se tiendra en France doit à son tour être l'occasion d'une mobilisation de centaines de milliers de personnes pour avancer vers "un autre monde".