Parler d’« élites marocaines » et d’« élites d’origine marocaine » dans la société française du XXIe siècle pourrait apparaître à certains comme une démarche incongrue, sinon déplacée, dans la mesure où la très grande majorité de ces individus (élus, chefs d’entreprise, universitaires, chercheurs, journalistes, artistes…) sont devenus juridiquement « français », se réclament même d’une certaine « francité culturelle » et revendiquent fièrement leur attachement aux valeurs laïques et républicaines. Et pourtant ? Cette « inscription existentielle » dans l’Hexagone semble réactiver chez elles un puissant attachement aux pays d’origine qui ne se manifeste pas simplement en termes de nostalgie mais également par le réinvestissement d’une certaine forme de « marocanité » qui produit des effets réels sur leurs manières de penser et d’agir ici et là-bas. C’est donc bien cette marocanité vécue intimement et exhibée publiquement par des centaines d’élites françaises d’origine marocaine qu’il convient d’explorer, en tentant de dépasser les idées reçues de « double allégeance » ou de « malaise identitaire ». Car, au contraire, en dépit du climat discriminatoire que connaît la France depuis quelques années, la marocanité n’est pas seulement un « refuge identitaire » mais paraît constituer aujourd’hui l’un des vecteurs de leur réussite sociale.
La « filière UNEM » : une école patriotique à « double sens »
Venus en France pour poursuivre leurs études universitaires, nombreux sont les étudiants marocains qui, dans les années 1965-1975, y ont fait également leur apprentissage politique et militant au sein des sections régionales de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM)1. A l’époque, l’UNEM n’est pas n’importe quelle organisation : par ses effectifs d’adhérents et son extraordinaire capacité de mobilisation sur les campus, elle a constitué le premier syndicat étudiant de France (loin devant l’UNEF, le syndicat français !), disposant de nombreux représentants dans les principales institutions universitaires (CROUS, conseil d’université, etc.). Véritable « contre-société », l’UNEM-France a représenté non seulement un laboratoire d’idées, où se côtoient les divers courants de la gauche maghrébine et arabe, mais aussi un lieu de sociabilité militante, fortement intégrateur, qui contraste avec l’individualisme et le pragmatisme des étudiants marocains d’aujourd’hui. Leur projet migratoire en France ne se cantonnait pas exclusivement à l’obtention de diplômes (réussir socialement), mais visait également à « changer la société ici et là-bas » (utopie réformatrice). Sortis de l’Université française, leur diplôme en poche, ces « étudiants-militants » quasi professionnels ont rarement regagné le Maroc – pour des raisons politiques et économiques –, mais ont opéré une reconversion dans les domaines associatif ; culturel et politique. C’est donc dans ce vivier des « anciens de l’UNEM » que seront recrutées les premières élites françaises d’origine marocaine qui, au cours des années 1980-1990, exerceront des responsabilités associatives et politiques, d’abord à l’échelon local, puis sur le plan national. Par leur double ancrage culturel, leur solide formation politique et idéologique, leur capacité à manipuler les codes symboliques des deux rives, les ex-activistes de l’UNEM font figure de « médiateurs idéaux », appelés par les pouvoirs publics français à prendre en charge des actions de management socioculturel en direction des banlieues françaises et des populations issues de l’immigration. Mais il est vrai que l’inscription des ces élites marocaines au sein des enjeux de la société française se fera d’autant plus aisément que, entre-temps, le regard des autorités du Royaume chérifien s’est, lui aussi, profondément modifié.
De l’allégeance subie à la marocanité assumée : « fiers d’être Marocains » !
Jusqu’au milieu des années 1980, la politique des autorités marocaines à l’égard de ses élites expatriées se résumait pour l’essentiel à entretenir une allégeance inconditionnelle au royaume. Dans cette optique, les idées de naturalisation et d’intégration des élites marocaines à la société d’accueil étaient jugées inconcevables, synonymes de « trahison patriotique », voire d’« apostasie ». Mais, par réalisme politique et surtout par pragmatisme économique, les autorités marocaines vont prendre progressivement conscience du phénomène de sédentarisation d’une partie de son élite en Europe et en Amérique du Nord et de la nécessité de jeter des ponts entre les deux rives. Au mot d’ordre du « retour » succède celui de la « complémentarité », le royaume réalisant que le fait de « disposer » en permanence d’une élite expatriée constitue désormais une « chance » pour le pays. La rhétorique officielle de l’allégeance inconditionnelle décline au profit de celui de la « nouvelle marocanité » qui admet désormais les principes de naturalisation et d’intégration, comme le révèle d’ailleurs le contenu du discours du roi Mohammed VI : « Leur réussite est un témoignage autant de leurs capacités que de leurs comportements. Au demeurant, leur réussite dans leurs pays d’accueil ne les a pas éloignés de leur pays d’origine. Bien plus, on ressent chez la plupart, un attachement profond à leurs racines et une volonté sincère de contribuer, par leur savoir et leurs ressources, au développement de leurs pays. Mon message pour eux est de persévérer dans leurs voies et de se considérer comme des ambassadeurs de leur pays en faisant mieux connaître ses potentialités et valeurs culturelles […]. Les nouveaux profils de la communauté marocaine à l’étranger et ses préoccupations exigent une nouvelle stratégie2.»
Toutefois, au-delà des discours officiels, force est de constater également de profonds bouleversements dans les mentalités des élites marocaines expatriées, dont la relation au pays d’origine s’exprime de moins en moins sur un mode conflictuel et « rebelle » et de plus en plus sur un registre apaisé : c’est en ce sens que nous parlerons de marocanité réconciliée, dans la mesure où elle ne renvoie pas exclusivement à un positionnement stratégique et opportuniste, mais aussi à une position assumée et parfaitement intériorisée. Ces élites françaises d’origine marocaine ont très majoritairement le sentiment d’être des « modèles », des « exemples », des « locomotives », à la fois pour les nouvelles générations nées dans la société d’accueil (la France) mais aussi pour les citoyens du pays d’origine (le Maroc). Sur ce plan, la marocanité favorise des investissements positifs et décomplexés qui s’expriment sans aucun tabou dans les espaces publics ici et là-bas. Qu’ils soient chefs d’entreprise, élus de la République, dirigeants associatifs, universitaires, chercheurs3, artistes ou même imams, la marocanité est devenu l’un des modes d’inscription majeur au sein des enjeux de la société française, donnant lieu à des productions originales et inédites.


1 Mustapha Belbah, « L’émigration d’étude », in l’Annuaire de l’émigration, sous la direction de Kacem Basfao et de Hind Trarji, EDDIF, Casablanca, 1994. Vincent Geisser, Ethnicité républicaine. Les Elites d’origine maghrébine dans le système politique français, Paris, Presses de sciences po, 1997. Cf. aussi V. Geisser (dir.), Diplômés maghrébins d’ici et d’ailleurs, Paris, CNRS-Editions, 2000.
2 Entretien de S.M. le roi Mohammed VI à la revue La Médina, réalisé par Hakim El Ghissassi, le 11 juillet 2002.
3 Dans le cadre d’un programme du CNRS, nous avons lancé une grande enquête sur les chercheurs français issus des migrations maghrébines. Celle-ci révèle une forte présence marocaine dans les laboratoires des sciences « dures », en particulier en « sciences physiques et mathématiques », en « sciences chimiques », en « sciences de la vie », à tel point que l’on peut dire sans exagérer que la recherche française de pointe est, en grande partie, « marocaine ».