« Les jeunes des cités étaient habités d’un fort sentiment identitaire ne reposant pas uniquement sur leur origine ethnique ou géographique, mais (aussi) sur leur condition sociale d’exclus de la société française. » « Les jeunes des quartiers sensibles se sentent pénalisés par leur pauvreté, la couleur de leur peau et leurs noms. Ceux qui ont saccagé les cités avaient en commun l’absence de perspectives et d’investissement par le travail dans la société française. » Les islamophobes de tout poil en ont été pour leurs frais : même la direction centrale des Renseignements généraux (RG), contredisant d’ailleurs ouvertement son ministre de tutelle, a estimé, dans un rapport1, que les groupes islamistes n’avaient joué « aucun rôle dans le déclenchement des violences et dans leur expansion » lors de la révolte des banlieues, du 27 octobre à la mi-novembre 2005. Il s’est agi, écrit-elle, d’« une forme d’insurrection non organisée avec l’émergence dans le temps et l’espace d’une révolte populaire des cités, sans leader et sans proposition de programme ».
Cet événement sans précédent s’explique par une triple crise. La première, c’est évidemment la crise sociale des banlieues, que confirme le récent rapport de l’Observatoire national des Zones Urbaines Sensibles (ZUS) : avec leurs cinq millions d’habitants, ces sept cent cinquante-deux quartiers délaissés ont – entre autres - des taux de chômage et d’échec scolaire deux fois plus élevés que la moyenne nationale, un revenu fiscal moyen inférieur de 40 %, deux fois moins d’établissements de pratique médicale et une délinquance supérieure de moitié2. La deuxième, c’est la crise spécifique due à la ghettoïsation des populations issues de l’immigration, avec les discriminations qu’elles subissent dans l’accès à l’enseignement, à l’emploi, à la santé, à la culture et aux loisirs, sans oublier les discours et les violences racistes… Le poids de l’héritage colonial ne tient donc pas seulement au scandale représenté par le déni des souffrances du passé3, mais aussi et surtout aux séquelles de cette époque persistant dans les structures sociales et les mentalités du présent. La troisième est une crise aiguë de représentation, qui explique pour une part la violence de la révolte. Elle découle de l’abandon de ces quartiers par la gauche traditionnelle comme par l’altermondialisme et de la faiblesse des mouvements issus de l’immigration. On peut même parler de fossé entre les jeunes révoltés – arabes, noirs et français « de souche » - et leurs « grands frères », le plus souvent impuissants à ramener le calme.
Ainsi les RG affirment : « Les jeunes des cités étaient habités d’un fort sentiment identitaire ne reposant pas uniquement sur leur origine ethnique ou géographique, mais (aussi) sur leur condition sociale d’exclus de la société française. » Et d’ajouter: « Les jeunes des quartiers sensibles se sentent pénalisés par leur pauvreté, la couleur de leur peau et leurs noms. Ceux qui ont saccagé les cités avaient en commun l’absence de perspectives et d’investissement par le travail dans la société française. »
Voilà la « poudre » que l’appel provocateur de Nicolas Sarkozy à « nettoyer au Kärcher » la « racaille » a fait exploser. D’autant qu’il a été entendu par la police comme une incitation à frapper plus fort encore. Le 27 octobre, à Clichy-sous-Bois, c’est la mort de Zyed et Bouna - sur laquelle la justice devra faire toute la vérité – qui a provoqué l’émeute, laquelle a été relancée, le 30, par le tir d’une grenade devant la mosquée Bilal. Bref, tout se passe comme si le ministre de l’Intérieur avait mis le feu… pour mieux l’éteindre, espérant sans doute marquer ainsi des points dans la compétition politicienne qui l’oppose à Dominique de Villepin, mais aussi à Jean-Marie Le Pen et à Philippe de Villiers. Et il en a profité pour renforcer un peu plus l’arsenal répressif.
Mais, comme le relève aussi le rapport, déjà cité, des RG, « le bras du policier est indispensable, mais il ne suffit pas ». Il est temps, au contraire, d’affronter les grandes questions posées par la crise des banlieues. Ce qui suppose une rupture nette avec la logique néolibérale, afin de pouvoir mettre en œuvre des réformes radicales dotées des financements nécessaires.
Ainsi, pour casser la ghettoïsation, il faut accélérer la rénovation des villes pauvres et le développement de la mixité dans les villes riches, ce qui exige à la fois des dizaines de milliards d’euros et des mécanismes nouveaux de nature à imposer la loi sur la solidarité et le renouvellement urbains (SRU4). Pareillement, on ne saurait venir à bout de l’échec scolaire dans les banlieues sans redéployer des moyens matériels et humains considérables. Tout comme, l’offensive indispensable contre le chômage implique un formidable effort de création d’emplois publics et privés, bien au-delà de ces Zones franches urbaines (ZUF) qui apportent plus d’exonérations fiscales que d’embauches locales. Il y a donc du pain sur la planche.
Lorsque le terme « intégration » fait son apparition dans les années 1980, il séduit : contrairement à l’« assimilation », il semble admettre le respect de la culture, des traditions, de la langue et de la religion des nouveaux citoyens français. Mais, à l’usage, il s’avère piégé. Dès lors que l’intégration ne fonctionne pas, c’est en effet vers les enfants de la colonisation que se pointe un doigt accusateur, comme pour leur demander : « Pourquoi ne faites-vous pas l’effort de vous intégrer ? » Alors qu’il faudrait aussi retourner ce doigt vers une société française incapable d’assurer l’égalité des droits et des chances à tous ses enfants, quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, la consonance de leurs prénoms et noms, leur confession.
Et la simple morale rejoint, ici, l’intérêt national. Car, si les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place dans la société française, celle-ci ne peut se sortir de la crise économique, sociale, politique, culturelle, spirituelle et identitaire qu’elle traverse si elle se prive de l’apport, des énergies et des compétences d’un dixième de sa population. C’est un des enjeux décisifs des prochaines décennies.
Faute de changements majeurs et rapides, « il est à craindre désormais - concluaient les RG - que tout nouvel incident fortuit (décès d’un jeune) provoque une nouvelle flambée de violences généralisées ». Au printemps dernier, à la fin de la préface de notre livre Le Mal-être arabe, nous observions, Karim Bourtel et moi : « Si la France ne traite pas enfin tous ces jeunes en citoyens égaux, elle risque d’aller dans le mur, et peut-être plus tôt qu’on ne pense5. » Le compte à rebours vient de commencer.

1 Cf. Le Monde, 8 décembre 2005.
2 www.ville.gouv.fr/index.htm
3 Qu’on pense à la scandaleuse loi du 23 février 2005 exigeant des manuels scolaires qu’ils « reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer », ou encore au recours, pour fonder le couvre-feu, à la loi d’exception du 3 avril 1955, qui permit le massacre des Algériens de Paris le 17 octobre 1961. « Chassez le naturel, il revient au galop », dit un proverbe…
4 Par exemple, outre les amendes, apparemment inefficaces, infligées aux villes refusant de se conformer à cette loi, pourquoi ne pas envisager que leurs maires soient déclarés inéligibles ?
5 Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation, Agone, Marseille, 2005