SEZAME : M. Tozi, la restructuration du champ religieux au Maroc est-elle inscrite dans un projet de longue date ou s’agit-il tout simplement d’une réaction aux événements qu’a connus le monde entier ces dernières années ?

TOZI : Ce qui est nouveau, ce sont les mots « restructuration », « champ religieux », qui sont importés du domaine de la science politique. Maintenant, si l’on se demandait s’il y avait une politique religieuse au Maroc, c’est-à-dire un ensemble de mesures coordonnées visant à contrôler et ordonner l’exercice de la religion au Maroc, la réponse est oui. En effet c’est une politique de vieille date qui a été implicite dans le Maroc d’avant 1912 du fait de la position du sultan dans le dispositif politique et du fait même de la nature de l’Etat, où les clercs religieux constituaient l’essentiel de l’administration de cet Etat embryonnaire. Quant au fait d’avoir une politique en bonne et due forme, c’est paradoxalement une œuvre du protectorat. Celle-ci s’est manifestée à plusieurs niveaux : d’abord au niveau du contrôle des mosquées, de leur construction, de l’hygiène dans ces lieux de culte. A ce niveau, c’était le protectorat qui réglementait l’accès aux mosquées. L’officialisation des confréries comme interlocuteur politique et religieux, l’organisation du temps religieux lui-même où l’Etat contrôle l’arrivée du ramadan, les jours de fêtes, etc. sont, entre autres, des interventions où la rationalité de l’administration du protectorat a été mise au service de la religion.
Le deuxième grand chantier du protectorat a été la consolidation et la réinterprétation du pouvoir religieux du sultan à travers la précision de certains concepts du champ religieux afin de distinguer, sans séparer, ce qui relève du pouvoir du chef spirituel et ce qui relève de l’exercice du pouvoir politique. Et très vite, l’Etat centralisé qui contrôle le territoire et qui est une administration a été pris en charge par le gouvernement marocain, par la suite, sans problème, sachant bien entendu que cette politique publique religieuse était une politique très séculière. Séculière, parce que c’est l’Etat qui a la haute main sur l’exercice du culte, avec comme première conséquence normale la transformation des oulémas en fonctionnaires de l’Etat. Et c’était une politique logique. Une politique qui a été suivie sans poser de problème sur des questions de grande importance telles que le droit dont la sécularisation, à titre d’exemple, a été prise en charge par Feu Hassan II.
Evidemment, à un moment donné, sous l’effet de plusieurs pressions, il y a eu la recherche de la spécificité marocaine par rapport au Nassérisme essentiellement, au début des années 60 du siècle dernier, par rapport au socialisme arabe et aussi par rapport au communisme…Il y avait alors une insistance sur le rôle religieux du chef de l’Etat comme spécificité. Mais progressivement, vers les années 1970-1980 ont émergé les instruments d’une vraie politique religieuse qui s’est manifestée à travers un certain nombre de décisions comme la mise en place des conseils des oulémas régionaux, du Conseil Supérieur des oulémas, la création de postes de super-caïd chargés des affaires religieuses au niveau du ministère de l’intérieur, avec la réglementation en 1984 de la construction des mosquées, la restructuration en 1982 du ministère des habous. Bref, un ensemble de mesures visant à mieux contrôler le champ religieux.
On constate donc un grand aspect de continuité mais aussi un aspect réactif. On a suivi une politique très sereine, un peu naturelle en matière de gestion des moments de crise. Mais il y a une agressivité de l’environnement qui s’exprime à travers une prise en charge musclée du champ religieux. La chose la plus importante à signaler, c’est cette insistance sur le rite malékite en tant que rite de référence au Maroc.

SEZAME: Est ce qu’il y a en quelque sorte une vision plus claire ?
TOZI : Vu le contexte, on ne tient pas à cette vision claire. On est, plutôt, devant un gros problème : l’institution religieuse nationale n’a plus le monopole de la production ni de la diffusion de la religion au Maroc. Les croyances ne sont plus uniquement clouées à la télévision nationale. On assiste, en revanche, à une internationalisation de l’offre religieuse.

SEZAME : Parallèlement à cette évolution, il y a aussi celle des mentalités au Maroc. Ne pourrait-on pas donc penser qu’il s’agirait d’une nécessité de répondre à cette évolution des mentalités marocaines ?]b

TOZI : Oui, bien sûr. D’abord, notons que l’évolution des Marocains est multiple et concerne plusieurs niveaux qui sont contradictoires. Il y a, plus ou moins, dans la pratique quotidienne, une sorte de sécularisation forcée et en même temps, la forme de la demande religieuse est devenue plurielle. Celle-ci est tortueuse, ponctuelle, intense, parfois moins. Donc, un discours uniforme calibré, formaté par l’Etat ne peut pas répondre à cette demande de religiosité qui est plurielle, intense, à la fois normative, intellectuelle ; une demande basée sur des comportements uniquement précis. La manière dont l’Etat essaie actuellement d’y répondre souffre d’outils adaptés. D’abord, parce qu’il y a un double travail à faire en amont. C’est que le Maroc n’arrive pas à afficher des choix en termes de valeurs qui soient très explicites et qui lui permettent de faire des choix concernant la séparation du religieux et du politique, d’accepter le rôle de la religion et d’y répondre. Ceci, en conséquence, crée un certain trouble, une certaine confusion chez l’homme de la rue qui a lui-même, à titre individuel, une demande plurielle (religion ou non religion, etc.). Les gens ne sont pas dans une communauté de cocagne et l’Etat ne peut pas s’adapter à toutes ces demandes fragmentées, d’autant plus qu’il n’est pas le seul intervenant. Il n’y a pas de contradiction chez un individu qui aurait à la fois une demande forte de « ben-ladenisme » et une autre demande émanant de son cœur, du quartier parce qu’il aurait un problème pour s’en sortir.

SEZAME: Donc, il y a une sorte de souplesse de l’Etat.
TOZI : Il doit y avoir une sorte de souplesse pour aborder cette pluralité de l’offre et surtout travailler d’abord en amont pour l’affichage des valeurs. L’Etat a des valeurs qui ne sont pas forcément la copie conforme de celles de la société. Il peut être en avance sur la société car il dispose d’outils, entre autres, pour diffuser ces valeurs : l’école, la presse, etc. Maintenant, reste à savoir si les gens vont s’embrigader pour ces valeurs. Rien n’est moins sûr.

SESAME : On parle d’un islam marocain . D’ailleurs en existe-t-il un, et quelles en sont les particularités ?
TOZI : Oui, il y a un islam marocain historique. C’est ce que les Marocains ont fait de l’islam. C’est cela, l’islam marocain. Et ce sont les historiens de la religion qui peuvent nous dire ce que les Marocains ont fait de l’islam. Bien sûr, cet islam marocain est caractérisé à la fois par la violence et par la souplesse. Les Marocains sont très pragmatiques, comme d’ailleurs beaucoup de peuples. Ils ont fourni des formulations pragmatiques vis-à-vis de la religion. Leur lecture du malékisme est très particulière. Ce n’est pas le malékisme médinois. C’est l’esprit du malékisme pragmatique qui est le plus proche des préoccupations des berbères marocains montagnard. Oui, il y a un islam marocain en ce sens qu’il n’est pas un islam dogmatique, ce n’est pas un dogme marocain qui positionne l’Etat comme une sorte d’arbitre entre plusieurs formes de sensibilités religieuses. Donc, dès que vous érigez un dogme unique de l’Etat, vous êtes en décalage avec la société.

SESAME : Il y a eu aussi l’adoption du rite ach‘arite, ainsi que le soufisme au Maroc.
TOZI : C’est, en effet, cet islam historique. C’est ce que les Marocains ont pris de cet islam. Ils ont pris le soufisme et le maraboutisme qui est aussi l’un des patrimoines importants, un islam de médiation ; ils ont aussi un islam gai, un islam de gaieté et de musique (samâ‘) et beaucoup de choses. Maintenant, ce que l’Etat peut en faire, ce n’est pas l’institutionnaliser. Si vous l’institutionnalisez, il est mort. L’islam marocain ne peut être institutionnalisé. L’islam marocain consiste à reconnaître l’historicité de cet islam. La capacité des Marocains est dans leur capacité à imaginer l’horizon dans le cadre d’un certain nombre de principes qui sont ceux que le malékisme offre, et qui sont à caractère pragmatique, tel que la priorité donnée à l’utilité, le recours au raisonnement par analogie et un certain nombre de règles et de démarches intellectuelles qui vous permettent d’être religieux à votre manière.

SESAME : Dans ce cas, ceux qui parlent d’un modèle marocain, comment on peut les comprendre ?
TOZI :Le modèle marocain, c’est uniquement cette attitude par rapport à la gestion de la religion, en gros, cette capacité à accepter des expressions multiples de la religiosité. C’est-à-dire, lorsque l’islam de ma mère cohabite avec l’islam des oulémas, avec l’islam des intellectuels. C’est là une façon d’accepter cela.

SESAME : Et il peut être exporté, cet islam ?
TOZI : Non, je ne pense pas. Cet islam historique n’est pas l’islam unique. Il n’est pas exportable. Ce qui est exportable, c’est cette capacité à être pragmatique par rapport à la religion.

SESAME : Comment les partis politiques peuvent-ils répondre en même temps aux exigences de l’institution et aux exigences de leurs électeurs ? Je voudrais, évidemment, parler ici des partis politiques qui adoptent la religion comme référence.

TOZI : Je pense que ces partis sont en train de se rationaliser même si politiquement l’étendard de la religion est mis en avant. Cependant, il n’est pas compatible avec l’exercice de la politique au quotidien. Parce que quand vous aurez à rendre des comptes par la suite, vous ne pourrez pas rendre compte de votre religiosité, de votre piété. Le PJD, par exemple, est déjà en train de se séculariser fortement car pour lui, c’est une façon de s’organiser lui-même même s’il affiche sa religiosité. Il est donc obligé de faire des alliances contre-nature, d’entreprendre des actions qui ne sont pas appréciées par ses électeurs, en l’affichant rationnellement, comme ce qui se passe à Meknes. Donc les usages de la religion peuvent mobiliser à certains moments comme ils peuvent pénaliser à d’autres. Le parti qui arrive à assurer cette séparation à un moment donné - et c’est une question de temps - peut devenir plus stable et capable d’assurer une pérennisation.

SESAME : Dans ce cas, il y a d’autres partis qui se réclament de l’islam comme religion. Alors, comment associer les deux choses. Il y a cette analyse qui mène vers le fait que ces partis commencent à s’institutionnaliser ou à adapter les règles du jeux démocratique. Les autres partis naissants se réclamant de ce même islam, quel est dans ce cas l’intérêt…
TOZI : Le fait d’avoir plusieurs partis qui se réclament de l’islam est, à mon avis, une bonne chose. En revanche, le grand danger est d’avoir un seul parti qui ait le monopole de la religion. Lorsqu’il y a trois ou quatre partis, je ne vois pas où est le mal. Dans ce cas, chacun aura sa propre version de la religion et même plus. Je pense que c’est effectivement ce qu’il faut surtout à un moment où la religion est une marchandise qui circule bien. Mais quand vous la ramenez à l’action, cela devient plus compliqué. Tant que vous revendiquez, c’est bien, mais dès que vous passez à l’action, ça devient différent. Donc, qu’il y ait plusieurs partis se réclamant de la religion, ce serait une chose intéressante. La pluralité à ce niveau est quelque chose d’intéressant.

SESAME : On dit par exemple qu’il y a des déclarations selon lesquelles certains partis n’accepteraient pas qu’un parti tel que le PJD intègre le gouvernement. Que pensez-vous de ce genre de déclarations ?
TOZI : Que le PJD intègre le gouvernement, c’est son affaire, s’il a la confiance des électeurs. Personnellement, je ne vois pas où est le mal. En tout cas, il y a une constitution qui donne au chef de l’Etat un pouvoir très important. S’il décide d’avoir un premier ministre d’obédience quelconque, la comptabilité est politique et non religieuse.

SESAME : On aborde à présent un volet concernant les Marocains en tant que citoyens. Est-ce qu’ils sont conscients de ces changements, de cette restructuration dont on parle tellement ? Est-ce qu’ils y participent ? Le Marocain, lui, quelle est sa position ?
TOZI : Là, on peut se poser la question suivante : quels sont les effets de cette restructuration ? Le seul effet est qu’on a des émissions religieuses à la télévision qui sont plus dignes, moins rigides. Autrement dit, on assiste à des formes d’expression religieuses plus ou moins modernes. A présent, je pense qu’il y a au moins des choses assez claires : le refus des Marocains du jihadisme, le refus du salafisme, par exemple. Il y a des positions qui sont désormais assez claires que les gens commencent à ne pas accepter quoiqu’il existe des canaux de diffusion un peu plus musclés, plus importants. Disons que ce qui est recevable et ce qui ne l’est pas commence à être clarifié.

SESAME : Une dernière question :est- ce que le fait que le Maroc vit actuellement tout au long de son histoire signifie qu’il se trouve dans une situation où il manque d’éléments théoriques relatifs au champ religieux. Cela n’implique-t-il pas les universitaires ou, en général, ceux qui se chargent de théoriser au Maroc ? Est-ce qu’on pourrait parler d’une absence ou plus précisément d’une quasi-absence de cette élite ?
TOZI : C’est vrai qu’il y a une absence, je dirai plutôt une faiblesse de réflexion sur la religion et sa place parmi les autres composantes sociales, parfois par paresse, par ignorance mais aussi par fébrilité intellectuelle, par manque de responsabilité intellectuelle. Pour résumer, le gros problème, c’est qu’on n’affiche pas les valeurs. Les valeurs auxquelles l’Etat invite les citoyens.