propos reccueillis par hakim el ghissassi, fevrier 2002 Les populations de cultures musulmanes en France comptent plus de 5 millions de personnes qui subissent quotidiennement des discriminations à l'embauche, à l'accès au logement…et qui sont absentes du système politique français. Que proposez-vous à ces citoyens de cultures musulmanes ?

Vous posez la question de l'intégration de la communauté musulmane française. L'intégration des immigrés n'est pas une question nouvelle. La France se distingue des autres pays européens en ce qu’elle est, de très longue date, un pays d'immigration bien plus que d'émigration. La France est une terre d'accueil historique, qui a toujours su intégrer les nouveaux arrivants au sein du creuset républicain. Mais elle ne l'a pas toujours fait sans difficultés, même si on tend à l'oublier aujourd'hui. Il y a eu au début du 20ème siècle de forts sentiments xénophobes anti-italiens, avant que l'apport culturel italien ne se fonde dans la culture française, notamment dans le sud de la France. De même, il y a eu un racisme anti-polonais dans le nord de la France alors qu'un nom polonais est aujourd'hui un nom du Nord.

La communauté musulmane n'échappe pas aujourd'hui à ces difficultés. Il y a naturellement la différence religieuse. Mais la laïcité républicaine, par son respect des différences, est un cadre idéal pour permettre son incorporation dans la société française. Il y aussi le nombre. Nous sommes le pays ayant la population musulmane la plus importante en Europe. Là aussi, l'histoire est riche d'enseignements : en 1900, dans une ville comme Marseille, les deux-tiers des habitants étaient nés en Italie ; deux générations plus tard, ils étaient entièrement intégrés. L'intégration des musulmans se fera et elle contribuera à l'enrichissement de la culture française. Quand on réfléchit en termes de générations, il n'y a aucun doute à ce sujet. Le problème, c'est le rythme.

Cette intégration est en cours. Depuis quelques années, malgré la montée en puissance des conflits au Proche-Orient et au Maghreb, les musulmans de France ont montré leur loyauté et leur fidélité aux lois et aux règles de la République. Le nombre de mariages mixtes progresse : les alliances sont un élément clé de l'intégration.

L'enjeu politique est de faciliter et d'accélérer cette phase d'intégration. Une des priorités est de lutter contre les discriminations dont sont victimes les personnes de cultures musulmanes, en particulier celles issues de l'immigration maghrébine. Mon gouvernement a été le premier à s'attaquer de front à cette question. Nous avons créé les Commissions départementales d'accès à la citoyenneté ainsi que le Groupe d'études et de lutte contre les discriminations. Nous avons mis en place un numéro gratuit, le 114, que toute personne victime de discrimination peut appeler. La loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations a renforcé la législation existante en matière de lutte contre les discriminations à l'emploi, notamment par un aménagement de la charge de la preuve au bénéfice du plaignant. Des moyens nouveaux ont été donnés aux inspecteurs du travail et la possibilité est désormais offerte aux associations et aux organisations syndicales de se constituer partie civile dans ce domaine. Tout récemment encore, nous avons décidé de mettre en place des chartes locales de lutte contre les discriminations. Enfin, la lutte contre les discriminations raciales a été déclarée grande cause nationale par mon gouvernement en 2002. Elle sera l’occasion, dans quelques semaines, d'une campagne nationale de sensibilisation.
J'ai aussi décidé la création d'un centre national de l'histoire et des cultures de l'immigration qui sera un lieu vivant rendant hommage aux millions de personnes qui ont contribué depuis des décennies au développement et à la défense de notre pays. La reconnaissance de cette mémoire est aussi une manière de lutter contre les préjugés et les discriminations et de permettre à tous les Français, quelles que soient leurs origines, d'avoir accès à cette partie importante de notre histoire collective.

Au plan politique, enfin, je constate comme vous la faiblesse de la présence des populations de cultures musulmanes au sein du système politique français. Il y a d'abord un déficit de citoyenneté. Beaucoup ne votent pas, c’est un réel problème démocratique. Pour les étrangers régulièrement installés depuis plus de cinq ans sur notre territoire, je propose d'instituer leur droit de vote aux élections locales. Cette "citoyenneté de résidence" constitue une étape importante de la démocratie locale : comme les autres, les résidents étrangers participent à la vie de leur quartier, où ils scolarisent leurs enfants ; comme les autres, ils utilisent les services publics locaux et contribuent à leur financement ; comme les autres, ils doivent pouvoir influer sur la vie de la cité. Il y a également un déficit de représentation politique. Cette représentation est en droit ouverte : tout citoyen, quelle que soit son origine, a la faculté d'adhérer au parti de son choix et d'y faire son propre cheminement. J'ai, pour ma part, toujours encouragé cette présence au sein du Parti Socialiste et j'en veux pour preuve que la fédération de Haute-Garonne, département où je suis élu, est dirigée depuis plusieurs années par un Français d'origine algérienne. Cependant, je suis bien conscient que, dans les faits, cette représentation est très faible. Il faut trouver les moyens de l’encourager. Je suis en revanche absolument opposé à toute structuration politique communautaire ou religieuse. C'est une affaire d’engagement individuel.

Le culte musulman a besoin d'être mis au même niveau que les autres cultes qui, eux existaient avant la loi 1905. Quelles sont vos propositions pour cette mise à niveau ?

Pour pouvoir exercer librement leur culte, les croyants ont besoin de structures, d'édifices religieux de qualité. Les musulmans doivent avoir des mosquées. Cette question a longtemps été un tabou, mais je constate qu'il est en train de tomber. Il faut faire une place normale et digne à cette grande religion qu'est l'islam, la deuxième religion de France par le nombre.

Mon gouvernement a par ailleurs engagé, depuis plus de deux ans, une large consultation afin de créer des instances représentatives de l'islam de France. 75 % des 1300 lieux de culte recensés ont répondu favorablement pour participer à l'élection des conseillers régionaux et des représentants à l'Assemblée Générale du Conseil Français du Culte Musulman, qui aura lieu prochainement.

C'est une avancée considérable qui permettra ainsi que l'islam se dote d'interlocuteurs représentatifs auprès de l'ensemble des pouvoirs publics, tant au niveau national que local. Ceci nous permettra en outre d'organiser le culte musulman dans tous ses aspects : formation d'imams français, édification et gestion des lieux de culte, création et administration des carrés et des cimetières musulmans, organisation d'une vraie filière nationale pour la viande Hallal, organisation de l'abattage rituel à l'occasion de la fête de l'Aïd-El-Kébir, etc.

L'islam et les musulmans ont toute leur place dans le paysage cultuel de notre République. A nous de savoir, collectivement, organiser les démarches nécessaires pour faire aboutir ce processus.
Les populations de cultures musulmanes, entre autres, permettront de combler le vide qui sera causé par les départs en retraites. Avez-vous prévu des programmes de formation et d'orientation pour les jeunes des quartiers qui représentent un vivier pour la France ?

La France est laïque. Vous comprenez aisément que nous ne pouvons avoir une politique spécifique en la matière à l'adresse des populations de cultures musulmanes. Concernant l'emploi, ce que mon gouvernement a réalisé et ce que je propose de continuer, s'adresse à tous les Français et notamment à ceux qui ont plus difficilement que d'autres accès à l'emploi.

Les personnes étrangères ou d'origine étrangère, dont bon nombre sont de cultures musulmanes, souffrent plus que d'autres des problèmes du chômage et de la précarité. Ainsi, les étrangers originaires des pays n'appartenant pas à l'Union européenne subissent un taux de chômage trois fois supérieur à la moyenne nationale. Contrairement aux idées reçues, ces phénomènes sont encore plus accentués pour les diplômés (Bac à Bac + 5), où les étrangers sont quatre fois plus au chômage que les Français.

Ces constats ont amené le gouvernement à développer un programme de lutte contre les discriminations que je viens d'évoquer, dont les principales mesures visent à faciliter l'accès à l'emploi et l'égalité des chances dans les carrières professionnelles.

Concernant les jeunes issus de l'immigration et des quartiers populaires, nous avons engagé un certain nombre d'actions spécifiques afin de faciliter leur accès à l'emploi. Nous avons mis en place le parrainage, qui est une démarche d'accompagnement personnalisé vers l'emploi par des bénévoles connaissant le monde de l'entreprise. Ce dispositif concerne prioritairement des jeunes issus de l'immigration ou des quartiers populaires et il donne de très bons résultats avec plus de 60 % d'accès à l'emploi ou à la formation qualifiante. Par ailleurs , à travers les emplois-jeunes, les adjoints de sécurité au sein de la police nationale ou encore la préparation rémunérée aux concours de la fonction publique pour les demandeurs d'emplois, nous leur avons ouvert les portes de la fonction publique. Notre administration devient ainsi plus à l'image des citoyens de notre pays.

b[Une grande partie des citoyens de cultures musulmanes sont critiques à l'égard de vos positions vis-à-vis de la Palestine. Quelle est votre position par rapport à ce conflit et devant la volonté hégémonique des Etats-Unis d'imposer sa vision du monde ?]

La spirale de la violence dans le conflit israélo-palestinien n'est pas une fatalité. Elle est le résultat terrible et accablant de choix erronés. La voie du rapport de force met en danger la sécurité d'Israël et désespère les Palestiniens : elle mène à une impasse. Il n'y a de solution que politique et négociée. Elle ne sera viable que si elle respecte un équilibre fondamental : les droits nationaux légitimes du peuple palestinien et le droit à l'existence et à la sécurité d'Israël.

C'est pourquoi mon gouvernement encourage les initiatives conjointes israélo-palestiniennes : celle prise par Shimon Pérès et le président du Parlement palestinien Abu Alaa, et celle que ce dernier a co-signée avec le président de la Knesset Abraham Burg. Nous invitons également les Etats-Unis à assumer toutes leurs responsabilités dans le traitement de cette crise, leur désengagement ayant trop longtemps valu soutien de fait à M. Sharon. Nous saluons enfin les propositions du prince Abdallah de paix globale israélo-arabe en contrepartie d'un retrait israélien des territoires occupés de 1967. Il y a quelques jours, l'adoption de la résolution 1397 par le Conseil de sécurité des Nations unies donnait enfin un signe fort : la communauté internationale, y compris les Etats-Unis, y réaffirme qu'il n'y a pas d'autre solution au conflit que la perspective de deux Etats, Israël et la Palestine, coexistant dans le respect mutuel. Ces évolutions me font espérer que les partisans de la paix des deux camps vont à nouveau pouvoir se faire entendre et agir pour arrêter le drame. Ils me trouveront toujours à leurs côtés.

En qui concerne les Etats-Unis, je souhaite que la France tienne deux langages. Le langage de l'amitié, tout d’abord. La France et les Etats-Unis sont des alliés historiques, leurs peuples sont amis, ils ont souvent des objectifs communs. Le drame du 11 septembre 2001 nous a encore rapprochés et notre solidarité est entière. Mais il faut en même temps tenir un langage de lucidité. Non, la vision uniquement sécuritaire du monde que semble privilégier George W. Bush, axée sur une opposition entre le Bien et le Mal, n’apportera pas de solutions durables aux maux de la planète. Elle risque au contraire de polariser les peuples autour de ce "choc des civilisations", qui n’existe pas aujourd'hui mais que nous pouvons contribuer à créer par des actions irréfléchies. Non, l'unilatéralisme est une tentation qui n'est pas une option viable. Les Etats-Unis, en dépit de leur puissance économique et militaire, ne peuvent pas réussir seuls à l'unique lumière de leurs intérêts nationaux. Il empêche enfin le traitement des problèmes globaux de la planète, qui ne peut se passer de la première puissance mondiale : la dégradation del’environnement, le développement du Sud, la construction de l'ordre juridique international avec le projet de Cour pénale internationale… C’est pourquoi la France, avec toute l'Europe, œuvre à un ordre multipolaire du monde, reposant sur la concertation multilatérale et l'équilibre entre nations.

Dans quel sens orientez-vous les rapports avec le Maghreb et l'Afrique subsaharienne dont une grande partie des citoyens de cultures musulmanes est originaire ?

Les liens qui nous unissent aux pays du Maghreb et de l'Afrique subsaharienne sont des liens historiques et dont les prolongements s'expriment entre autres par la présence en France d'une population importante issue de ces pays et par une présence non moins importante d'expatriés français dans ces pays amis. De ce fait, la France est aujourd'hui leur meilleur porte-parole au niveau européen, car nos rapports avec le reste de la planète se conçoivent et s'expriment de plus en plus au niveau européen. Au moment où nous parlons, l'Europe s'ouvre de plus en plus, notamment vers les pays de l'Est. Il est important que la France continue à peser de tout son poids pour que les dimensions euro-méditerranéenne et euro-africaine soient prises en compte dans les décisions communes.
Dans cet esprit, je proposerai à nos partenaires communautaires de réfléchir à une grande initiative européenne pour le développement des pays de la Méditerranée, à travers un emprunt permettant de financer l’équipement des pays méditerranéens dans les secteurs de base : éducation, santé, transports, énergie. Je proposerai également l'annulation de la dette des pays en développement. Mon gouvernement a déjà œuvré en ce sens avec l'initiative dite "pays pauvres très endettés" : elle permet d'annuler jusqu'à 90% de la dette d'un pays et elle doit bénéficier à trente-cinq pays. Une autre priorité de l'aide publique internationale, que notre pays doit activement porter, concerne la lutte mondiale contre le Sida. Notre pays doit militer avec force pour une approche globale de la pandémie, qui doit passer par l'essor du fonds multilatéral que mon gouvernement a contribué à créer. Ce fonds devra également être étendu aux autres grandes maladies qui touchent les pays les plus pauvres, en particulier subsahariens – paludisme, tuberculose… Enfin, je souhaite que la France lance une initiative sur l'un des sujets essentiels de ces prochaines décennies : l’eau. Je militerai pour une Charte internationale sur l'eau, pour que le droit universel d'accès à ce bien soit reconnu et organisé.